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Berlioz - Critique de la Symphonie fantastique par Schumann (1835)

azerty (†), le 05/05/2014

Avertissement

Rappelons d’abord que Robert Schumann (1810-1856) a longtemps hésité entre la musique et la littérature (son père est libraire et, très jeune, il se plonge dans les livres avec passion). En 1830, à vingt ans, un concert de Niccolò Paganini décide de sa vocation : il sera musicien. Il fonde cependant une gazette en 1834, la Neue Zeitschrift für Musik, où il se révèle un critique musical brillant, alternant l’humour, le sarcasme et l’éloge. C’est dans ce journal qu’il consacre une série de cinq articles à la Symphonie fantastique d’Hector Berlioz.

D’emblée, précisons qu’il ne connaît l’œuvre que par la transcription pour piano réalisée avec génie par Franz Liszt ; il faut cependant noter que la partition indique l’essentiel de l’orchestration. Même sous cette forme réduite, la symphonie lui communique une impression profonde : « Un sentiment merveilleux s’empara de moi lorsque je jetai le regard pour la première fois sur cette symphonie. »

On notera d’autre part que Schumann commet une erreur en indiquant que la Symphonie fantastique est une œuvre de jeunesse de Berlioz : il la date en effet de 1821 au lieu de 1830. D’où ses remarques sur les « maladresses » d’un jeune homme de 18 ans et son jugement sévère sur la fin de l’œuvre : « Sans la partition d’orchestre, le seul mot qui convient aux dernières pages est "mauvais". » (écouter cette fin "ratée"). Finalement, il admire l’audace de la partition mais il ne la considère pas comme une œuvre achevée : « C’est ainsi que sa symphonie doit être comprise, non comme l’œuvre d’art d’un maître, mais comme quelque chose qui n’a jamais existé auparavant, en raison de sa force interne et de son originalité. »

Mais l’essai de Schumann va bien au-delà d’une analyse de la symphonie de Berlioz : il est aussi un instrument de polémique où il pourfend une conception rétrograde de la musique, celle qui est défendue notamment par le critique Fétis, grand admirateur de Gioacchino Antonio Rossini. C’est donc un texte complexe mais passionnant, qui nous livre quelques clés pour mieux comprendre les idées du musicien. Nous essayons ci-après d’en dégager quelques-unes

Le texte complet de Schumann, traduit et présenté par Damien Colas, a été publié dans « Musique, esthétique, société » (2007) pp. 161-186. Il est aussi consultable sur cette page.

Autre analyse détaillée : http://fr.wikipedia.org/wiki/Symphonie_fantastique

Écouter l’intégrale de la "Fantastique" sur http://www.youtube.com/watch?v=hi-44UUugWg

L’approche de Schumann-Florestan

Schumann fait d’abord parler Florestan, son double exalté, qui nous livre une approche « psychologique », pénétrée des visions qui s’emparent du héros. « […] débordant d’énergie, et de plus engagé dans une bataille avec l’avenir, et sans doute en proie à de violentes émotions, (il) est saisi par le dieu de l’amour … C’est alors qu’il la voit. J’imagine que cette créature féminine, l’idée principale de l’entière symphonie [thème de l’idée fixe tel qu’exposé pour la 1ère fois], est pâle, élancée comme un lys, voilée, silencieuse, presque froide … On peut lire dans la symphonie elle-même comme il s’élance vers elle et essaie de l’embrasser de tout son cœur, comme il doit reculer, le souffle coupé par la froideur de cette Anglaise, et comme il aimerait, humblement, tenir et baiser l’ourlet de sa traîne, comme enfin il se redresse fièrement et sollicite son amour, puisque qu’il l’aime si follement. Voyez-le écrit : tout ceci est écrit en lettres de sang dans le premier mouvement. » (écouter un extrait)

Notons que Florestan n’évoque pas le deuxième mouvement et passe directement au suivant. « […] Quelle musique, dans le troisième mouvement [écouter le début] ! Cette intériorité, cette contrition, cette ardeur ! » Dans le quatrième mouvement, le héros sous l’emprise de l’opium « s’en prend à tout ce qu’il aperçoit avec les poings des Titans [écouter le début]. Et lorsqu’il s’imagine posséder enfin sa bien-aimée et serrer chaudement contre lui cette figure d’automate, la musique se cramponne encore à ses rêves horribles et à sa tentative de suicide. Les cloches sonnent, et les squelettes entament une danse nuptiale au son de l’orgue. » (écouter le début du 5ème mvt)

Mais, note enfin Schumann-Florestan à propos du final : « À ce point de sa symphonie, le génie se détourne de Berlioz en pleurant. » (écouter)

Telle est l’approche de Florestan : à la fois enthousiaste, mais réservée sur la dernière partie. Schumann s’engage alors sur une longue analyse où il s’efforce de vérifier rationnellement ses premières impressions. Il nous livre en cours de route ses idées sur la forme (construction du tout et des parties, structure de la phrase), les procédés de composition (harmonie, mélodie, contrepoint, orchestration), l’idée de musique à programme et l’esprit « qui gouverne la forme, la matière et l’idée ».

L’analyse rationnelle

1. Forme

« La forme est le réceptacle de l’esprit. […] C’est avec le nom de « symphonie » que l’on a désigné, jusqu’à présent, les œuvres de musique instrumentale au contenu le plus grand. Nous avons l’habitude de juger d’une chose d’après le nom qu’elle porte. Nous attendons autre chose d’une « fantaisie » que d’une « sonate ». Avec des talents de deuxième ordre, il suffit qu’ils maîtrisent la forme conventionnelle ; avec ceux de premier ordre, nous apprécions qu’ils l’élargissent. Seul le génie peut se permettre d’avancer librement. »

L’analyse de Schumann est donc un vibrant plaidoyer pour l’audace et la liberté (où le nom de Beethoven revient souvent). Il encourage les jeunes créateurs à bousculer les formes conventionnelles, quitte à aller contre leur propre sensibilité. Ayant noté que la structure des phrases individuelles de la Fantastique n’obéit à aucune règle (répétition, symétrie), il écrit : « Presque jamais le conséquent ne se conforme à l’antécédent et ne répond à la question posée. C’est bien à cet aspect particulier de Berlioz, si propre à son caractère méridional et si étranger à nous autres nordiques, que la première impression d’embarras, et les reproches d’obscurité peuvent être imputés. Mais avec quelle audace et quelle sûreté de main tout ceci est accompli ! pas la moindre chose ne pourrait être ajoutée ou ôtée sans priver la pensée musicale de son urgence aiguë ou de sa force irrésistible… »

2. Techniques de composition

Les considérations qui suivent rejoignent l’aspiration à la liberté exprimée précédemment.

• Harmonie

« Qu’on essaie seulement d’ajuster les choses, ici et là , de les améliorer un peu, et l’on s’apercevra finalement combien le résultat devient terne et insipide. Ce qui anime ces jaillissements d’un tempérament vigoureux, c’est une force complètement originale et indomptable. »

• Mélodie et contrepoint

Schumann admire la façon dont Berlioz, une fois encore au rebours des habitudes de l’époque, évite les développements fastidieux mais sait renouveler ses thèmes de façon inttendue, notamment le motif principal de la symphonie (écouter la métamorphose de l’idée fixe dans chaque mvt) : « Ni beau en soi ni bien conçu pour un traitement contrapuntique, il gagne progressivement en envergure au cours de ses énonciations ultérieures. » Il loue notamment le moment où, dans le Songe d’une nuit de Sabbat, il apparaît « rétréci, émacié et délabré, avec les notes glapissantes des clarinettes en ut et en mi bémol » (écouter).

D’une façon générale, il s’enthousiasme pour la façon ingénieuse dont les thèmes sont « tissés entre eux ». Et il conclut sur un curieux éloge de la monodie : « Si l’on devait chercher quelque chose à reprocher à Berlioz, ce serait sa négligence des parties intermédiaires ; mais même là , pour sa défense, je vois des circonstances particulières que je n’ai observées que chez peu d’autres compositeurs. Ses mélodies sont caractérisées par une intensité particulière accordée à pratiquement chaque note. Comme dans beaucoup d’anciennes mélodies populaires, ceci les empêche souvent de tolérer jusqu’au moindre accompagnement harmonique, qui leur ferait perdre toute leur plénitude sonore. » En fait, dans cet éloge de la simplicité, c’est le refus de l’effet facile qu’il faut voir.

• Orchestration

Sur ce plan, Schumann comprend la portée novatrice de l’œuvre bien qu’il ne dispose que des indications portées sur la transcription pour piano de Liszt. Par la même occasion il exprime sa propre conception de l’orchestration : « Berlioz exige de façon inhabituelle autant de l’exécutant individuel que de l’ensemble des musiciens — plus que Ludwig van Beethoven, plus que tout autre compositeur. Mais ce n’est pas une dextérité mécanique suprême qu’il demande à ses instrumentistes ; ce qu’il veut, c’est de l’intérêt, de l’étude et de l’amour. L’individualité doit céder le pas pour servir l’ensemble, et celui-ci doit à son tour se soumettre à la volonté de ceux qui commandent. Rien ne pourra être obtenu en trois ou quatre répétitions. »

3. Le programme

Concernant le programme détaillé que Berlioz a jugé nécessaire de joindre à sa symphonie (lire ce programme), Schumann est pour le moins réservé. D’une part, pour exprimer l’impression faite sur lui par chaque mouvement, il s’appuie largement sur le texte de Berlioz qu’il considère « comme le récitatif qui mène aux morceaux musicaux dans un opéra ».

Par exemple, pour le premier mouvement "Rêveries, passions" (écouter le début), il écrit : « Le compositeur représente un jeune musicien, atteint d’une affection mentale pour laquelle un écrivain célèbre élabora l’expression le "vague des passions". Ce jeune homme aperçoit pour la première fois une femme qui réunit en elle les charmes de l’être idéal que rêvait son imagination. Par un curieux caprice de la fortune, cette image chérie est chez lui inséparable d’une idée musicale dans laquelle il reconnaît un caractère passionné, noble et timide — le caractère de la jeune femme elle-même. Cette mélodie et cette image le poursuivent sans répit comme une double idée fixe. La mélancolie rêveuse, interrompue seulement par quelques sons joyeux, et finalement menant à une exaltation d’amour frénétique. La douleur, la jalousie, l’ardeur flamboyante, les larmes de ce premier amour forment le contenu du premier mouvement. »

Mais d’autre part, il estime qu’un tel programme est gênant dans la mesure où il bride l’imagination de l’auditeur : « Ayant lu le programme avant d’écouter l’œuvre, je ne pourrai jamais savoir si la musique peut suggérer à quelqu’un qui ignore les intentions du compositeur des images semblables à celles qu’il voulait dépeindre. Une fois que l’œil a été dirigé vers un objet, l’oreille ne peut plus juger par elle-même. »

4. Esprit

Certes, Schumann reconnaît que, même privée de texte et d’explication, la Symphonie fantastique est porteuse de grands moments poétiques et reste habitée par le dessein et l’esprit qui ont gouverné sa création. Cependant, il demande plus de tempérance à l’avenir° de la part de Berlioz « de façon que l’imprévisibilité de son esprit n’ait plus besoin de se justifier par l’excuse de son génie ».

Il conclut en reconnaissant qu’à travers la force et l’originalité de sa musique, « il tend une main puissante vers la jeunesse et propose une alliance contre la médiocrité et le manque de talent. »

° Cet appel à la modération semble a posteriori plutôt singulier de la part d’un homme lui-même si passionné et qui terminera sa vie dans un hospice psychiatrique !

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