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Musique et architecture

doucillia, le 14/12/2016

Préambule

Charles Baudelaire évoque en poète l’idée d’un lien entre différents mondes de sensations dans son célèbre sonnet Correspondances : « ... Comme de longs échos qui de loin se confondent ... Les parfums, les couleurs et les sons se répondent. » L’existence de telles associations débouche sur l’idée séduisante mais problématique de correspondance des arts : voir notre dossier Des sons et des couleurs. L’idée de ce dossier est de déborder le monde de la peinture pour proposer des correspondances entre les musiciens et leur environnement architectural.

On peut par exemple penser à la basilique de Sainte-Sophie à Venise dont la double tribune a incité les compositeurs (Giovanni Gabrieli, Claudio Monteverdi…) à répartir les chœurs dans l’espace de la nef (comme une stéréophonie avant l’heure). Mais bien d’autres exemples pourraient être proposés. Je vais essayer de les répertorier en parcourant l’histoire de la musique. Certaines correspondances pourront surprendre mais ce ne sont bien sûr que des suggestions. Chacun pourra, selon son humeur, en trouver bien d’autres...

Bas Moyen Âge : du XIe au XIVe siècle

Le chant grégorien et l’art roman

Les Xe et XIe siècles voient l’apogée du chant grégorien en même temps que le développement des ordres monastiques. On ne peut donc dissocier le plain-chant des lieux où il est pratiqué : essentiellement les abbayes et les monastères. Les mêmes adjectifs peuvent qualifier l’architecture et le chant (écouter : Agnus Dei) : dépouillement, simplicité et pureté des lignes, climat de sérénité propice à la prière et au recueillement.

Exemple : l’abbaye cistercienne de Sénanque en Provence

Vue d’ensemble Cloître Dortoir

L’École de Notre-Dame et l’art gothique

Au cours des XIe et XIIe siècles, les chantres prennent progressivement des libertés avec l’austérité du chant grégorien. Du fait de l’émiettement de la société féodale, ils sont moins dépendants des autorités. Aussi, ils s’enhardissent à inventer de nouveaux chants, d’abord monodiques puis à plusieurs voix (écouter : Sanctus à 2 voix). C’est le début de la notation.

Dès la fin du XIIe siècle, deux moines de l’École de Notre-Dame, Léonin (c. 1150-1210) et Pérotin (c.1160-1230), font résonner leurs majestueuses compositions dans la nef de la nouvelle cathédrale de Paris : écouter Viderunt Omnes de Pérotin.

À la polyphonie naissante, correspondent donc les innovations de l’art gothique : espace plus vaste, plus élancé et plus lumineux, décor plus riche, volonté d’être plus proche du peuple.

Exemple : Cathédrale Notre-Dame de Paris (1163-1250)


La tentation d’Adam

Troubadours, trouvères et la vie de château

À partir du XIIe siècle, l’essor économique favorise les échanges. C’est la période de l’amour courtois, des chansons de geste et des jeux, prémices du théâtre profane.

Alors que jongleurs et ménestrels sont des professionnels qui propagent les œuvres nouvelles de ville en ville et de château en château, les troubadours sont des nobles qui créent pour leur plaisir et celui de leur entourage. La plupart sont originaires du sud de la France et donc s’expriment en langue d’oc. Les mélodies sont simples mais raffinées, inspirées par le chant grégorien et la musique populaire : écouter La douce voix du rossignol de Bernart de Ventadour (c 1125-1195).

L’essor des trouvères se situe au XIIIe siècle. Ils appartiennent à la grande bourgeoisie. Ils sont originaires du nord de la France et de culture d’oïl. Ils contribuent au développement d’une musique profane qui apparaît dans toutes les fêtes et les grands événements de la vie sociale. Les formes sont variées : danse (écouter une Ductie anonyme), chanson (écouter Sire Comte j’ai viélé de Colin Muset), théâtre (écouter des extraits du Jeu de Robin et Marion d’Adam De La Halle).

C’est surtout auprès des puissants (rois, princes et seigneurs) que s’exerce l’art des troubadours et des trouvères. Il faut donc imaginer leurs musiques résonnant dans le décor des châteaux dont les murs austères sont réchauffés par des boiseries et de riches tentures.

Exemples :

Le château de Najac Salle du château de Pierrefonds (reconstitution)

L’Ars Nova et le gothique rayonnant puis flamboyant

C’est dans le gothique dit rayonnant puis flamboyant qu’on peut trouver une correspondance à l’Ars Nova dont le principal représentant est Guillaume de Machaut, chanoine de la cathédrale de Reims, compositeur et poète (écouter le Hoquet David, le motet à 3 voix, Qui es promesse et l’Agnus Dei de la Messe de Notre Dame).

Aux innovations musicales de l’Ars Nova (rythmes syncopés, écriture polyphonique complexe, notation mesurée, isorythmie) correspondent les audaces architecturales des XIIIe et XIVe siècles (fenêtres agrandies jusqu’à faire disparaître le mur, piliers entourés de multiples colonnettes qui se prolongent jusqu’aux nervures des voûtes, ornementation exubérante, voûte d’ogive plus complexe).

Exemple : cathédrale de Reims

Renaissance : XVe et XVIe siècles

Aux XVe et XVIe siècles le mouvement de la Renaissance crée une ambiance propice aux arts car on tente de ressusciter l’Antiquité pour atteindre un idéal d’équilibre et de beauté. En France, le pouvoir royal fait édifier de riches demeures dévolues aux plaisirs de l’existence et la vie à la cour attire les meilleurs musiciens.

Clément Janequin (1485-1558) et les châteaux de la Loire

Les chansons de Janequin, publiées entre 1520 et 1540, le rendent célèbre dans toute l’Europe . Elles apparaîssent alors comme un divertissement raffiné, un plaisir de l’oreille et de l’intelligence : écouter Il était une fillette et Toutes les nuits. Elles ont probablement résonné dans les châteaux de la Loire, construits pour le confort de la cour royale et des puissants du royaume.

Exemples :

Château de Chambord : remarquer les larges fenêtres, la silhouette découpée par les toits pointus, les nombreuses cheminées, les lucarnes et les tourelles. D’éblouissantes tentures comme La Dame à la licorne réchauffent le décor

Giovanni Gabrieli (1555-1612) à Saint-Marc de Venise

Maître de chapelle à Saint-Marc de Venise, Giovanni Gabrieli a composé une musique à l’image de la pompe et des ors de la basilique : colorée et luxuriante. En outre, il a exploité les tribunes qui se font face pour répartir plusieurs chœurs et groupes d’instruments dans l’espace de la nef. Les auditeurs sont ainsi plongés dans un bain sonore grandiose et mystérieux : écouter In te domine speravi.

Quelques images de Saint-Marc :

extérieur les doubles tribunes les mosaïques dorées

Période baroque (1600-1750)

Qu’est-ce que le style baroque ?

En peinture, sculpture et architecture, le baroque se caractérise par le mouvement des lignes, la profusion des couleurs, le contraste des lumières, le goût pour les effets dramatiques et la richesse de l’ornementation... sans négliger l’équilibre général de la composition (ça chahute pas mal mais c’est quand même pas le bazar).

Exemples :

L’extase de sainte Thérèse, 1652 (Rome), par Le Bernin : explosion de marbres polychromes et de métal doré, abondance des plis et surplis, abandon sensuel de Thérèse Église Saint-Charles-des-Quatre-Fontaines, 1638-1667 (Rome) par Borromini : plan ovoïde, façade ondoyante, décor surabondant.

Sur le plan du style, la musique baroque présente les mêmes traits généraux que les autres arts : goût pour le mouvement, la fluidité et la métamorphose, exaltation de toute la palette des sentiments : héroïsme, passion, sensualité, fantaisie allant jusqu’au burlesque. C’est donc un univers visuel et sonore entièrement nouveau qui se forge à la charnière des XVIe et XVIIe siècles. Ce climat ne peut qu’encourager Monteverdi dans son œuvre novatrice. Son style espressivo se caractérise par la profusion des couleurs (timbres), la netteté du dessin (mélodie), la puissance des contrastes (nuances) et l’expression intense des sentiments. Exemple : Combattimento di Tancredi e Clorinda (1624 : écouter un extrait).

Claudio Monteverdi (1567-1643) à Venise

En 1613, Monteverdi quitte Mantoue pour Venise où il obtient le poste convoité de maître de chapelle à la basilique Saint-Marc. Il trouve une ville « vivante, saine, brillante sur le plan de l’esprit, triomphante encore et rendez-vous encore de l’Europe » (Ferdinand Braudel La Méditerranée). Comme son prédécesseur Gabrieli, il profite des doubles tribunes de Saint-Marc pour distribuer les groupes instrumentaux ou vocaux dans l’espace et créer des effets spectaculaires : écouter un extrait du Magnificat, lui-même extrait des Vêpres de la Vierge.

D’ailleurs, toute la ville se prête au spectacle. Pour décorer leurs sompueux palais, les familles riches font appel à une pléïade d’artistes. Dans cette ambiance propice, Monteverdi, profite de l’ouverture des premiers théâtres lyriques publics pour faire jouer son opéra Orfeo composé à Mantoue en 1607 (écouter des extraits).

Heinrich Schütz (1585-1672) et Dresde

Le jeune Schütz achève sa formation à Venise avec Giovanni Gabrieli. Au cours d’un second voyage, vingt ans plus tard, il travaille auprès de Claudio Monteverdi. Il est donc à ses débuts profondément influencé par l’Italie. Mais ses compositions deviendront plus austères avec le temps, se ressentant du climat politique de l’époque (guerre de trente ans) et de l’ambiance artistique de Dresde où il est maître de chapelle.

Il suffit de regarder son portrait peint par Rembrandt (1606-1669) vers 1635 ou la Frauenkirche de Dresde, chef d’œuvre luthérien du XVIe siècle, pour constater qu’on est loin de la lumière de l’Italie : écouter la 2e des Sept dernières paroles du Christ.

Jean-Baptiste Lully (1632-1687) et Versailles

Arrivé en France à 14 ans comme garçon de chambre, Lully devient, par ses talents de compositeur et son habileté à intriguer, le musicien le plus puissant et le plus influent de France. Entièrement dévoué à la gloire de Louis XIV, il met en scène avec brio des spectacles adaptés au sompteux décor de Versailles : écouter l’Air du froid extrait d’Atys (1676).

Quelques images :

Portrait de Louis XIV par Hyacinthe Rigaud Versailles : plafond de la Galerie des Glaces peint par Charles Le Brun vers 1680 Versailles : Allégorie de la Garonne (1686) par Antoine Coysevox (1640-1720)

Antonio Vivaldi (1678-1741) et Venise

Le nom de Vivaldi est indissolublement lié à Venise, ville où il est né et a mené la majeure partie de sa carrière. La vie culturelle y est extrêmement vivante et, depuis le XVe siècle, toute l’Europe artistique y défile pour s’initier au dernier style en vogue. On l’imagine sans peine courant de palais en palais pour satisfaire au plaisir du public avide de nouvelles musiques. Ses opéras font le bonheur des amateurs. Son style est en parfaite osmose avec cette ville où le spectacle est roi. Les peintres qui évoquent le mieux la lumière et la fraicheur de la musique de Vivaldi (écouter le 1er mvt du Concerto en la M, RV158) sont sûrement Guardi (1678-1716) et Canaletto (1697-1768), connus pour leurs vues d’une Venise pittoresque et animée.

Guardi : Le Grand Canal, vers 1760 Canaletto : Le Grand Canal et l’église de la Salute, 1730 Canaletto : Fête de la Saint-Roch, 1735

Johann Sebastian Bach (1685-1750) et Leipzig

Après avoir goûté à la vie de cour à Köthen, c’est dans l’austère Leipzig que Bach mène la majeure partie de sa carrière comme cantor (maître de chapelle) à l’église Saint-Thomas (écouter des extraits de l’Offrande musicale (1747) : canons n° 1, n°2 et n°3). Depuis l’époque de Bach, l’intérieur de Saint-Thomas a bien changé, mais celui de la Frauenkirche de Dresde donne une idée de l’ambiance baroque dans laquelle Bach a évolué.

Saint-Thomas de Leipzig Frauenkirche de Dresde

Période classique (1750-1830)

Joseph Haydn (1732-1809) et l’architecture classique

Quelques grands traits caractérisent la musique de la période classique : recherche de l’équilibre et de la clarté, simplificaton de l’harmonie (triomphe de l’accord parfait), rigueur formelle (invention de la forme sonate). Mais cette volonté générale d’ordre ne débouche pas sur l’ennui car, dans le détail, le lyrisme des mélodies, les contrastes rythmiques et l’opposition des thèmes aboutissent à un langage très vivant et propice à l’expression dramatique.

Haydn est le meilleur exemple de cette esthétique (écouter le 1er mouvement de la Symphonie n° 104 « Londres »). Paradoxalement, c’est avec l’architecture classique française que la musique de ce viennois peut-être rapprochée. En effet, on y trouve la même volonté de rationalité, de grandeur et de charme. D’ailleurs, à Vienne, le Château de Schönbrunn se veut le Versailles autrichien.

La gloriette du parc Le château

Les XIXe et XXe siècles

Le style baroque était marqué par la fantaisie et le mouvement. L’architecture classique empruntait ses formes à l’architecture antique (colonne, frontons, lignes droites, équilibre et symétrie : exemple : Versailles). Entre 1750 et 1830, c’est encore un style néoclassique qui domine, marqué par l’imitation de l’Antiquité (exemple : église de la Madeleine). Après 1830, il devient difficile de caractériser l’architecture : on ne peut parler d’architecture romantique comme on parle de musique romantique ; on qualifie l’environnement architectural d’éclectique pour signifier qu’il mêle des éléments empruntés à différents styles ou époques. Les compositeurs romantiques ne peuvent se reconnaître dans cet historicisme ambiant ; ils préfèrent s’inspirer de la nature avec une prédilection pour la forêt et l’élément aquatique. Exemples : les Waldszenen (Scènes de la forêt) de Robert Schumann ou les Jeux d’eau à la Villa d’Este de Franz Liszt (rechercher l’œuvre sur Youtube et voir notre dossier Romantiques - compositeurs célèbres). Il n’est donc pas facile, au XIXe et XXe siècles, de déceler une contiguïté entre architecture et musique. Si l’on trouve cependant quelques compositeurs inspirés par des bâtiments, c’est parce qu’ils se réfèrent à des architectures anciennes, voire rêvées.

Le Groupe des Cinq et l’art orthodoxe russe

Rassemblés en 1860 par Mili Balakirev, les musiciens du Groupe des Cinq refusent l’italianisme à la mode ainsi que le germanisme omniprésent. Ce qu’ils s’efforcent de trouver, à la suite de Glinka, c’est une couleur spécifiquement russe, détachée de l’inflluence occidentale. Exemple : les Danses polovtsiennes d’Alexander Borodine, tirées de son opéra Le Prince Igor (1890 : écouter). Il faut donc rapprocher leur musique d’un art profondément ancré à la culture russe traditionnelle : l’art orthodoxe (cathédrales, icônes, mosaïques...), lui-même issu de l’art byzantin, enrichi par la tradition populaire. Une mention spéciale doit être faite à l’évocation de la grande porte de Kiev dans les Tableaux d’une exposition composés pour piano par Modest Moussorgski en 1874 et orchestrés par Maurice Ravel en 1922 (écouter)

QUELQUES IMAGES :

La Cathédrale Saint-Basile à Moscou "Ange aux cheveux d’or", icône du XIIe siècle La grande Porte de Kiev (dessin qui a inspiré Moussorgski)

L’Espagne impressionniste

C’est une Espagne rêvée qui inspire Achille Claude Debussy puisqu’il n’y est jamais allé. Dans un de ses Préludes pour piano (1909-1912), il évoque la Puerta del Vino (écouter) de l’Alhambra de Grenade en se basant sur une carte postale envoyée par son ami Manuel de Falla : « Quand on n’a pas les moyens de se payer des voyages, il faut suppléer par l’imagination » écrit-il.

C’est évidemment une vision beaucoup plus authentique que nous livre Isaac Albéniz. Dans sa suite pour piano Iberia il évoque El Albaicin qui est un quartier populaire gitan de Grenade (écouter). Quant à De Falla, il choisit lui aussi d’évoquer Grenade dans la première partie de ses ensorcelantes Nuits dans les jardins d’Espagne (1915 : écouter le début)

la Puerta del Vino Ruelle de l’Albaicin de Grenade Alhambra (Grenade)

Iannis Xenakis

Il faut ensuite faire un bond de plus d’un demi-siècle pour retrouver un compositeur qui s’intéresse aux rapports entre musique et architecture. Architecte lui-même, Xenakis conçoit notamment la structure parabolique du Pavillon Philips de l’Expo universelle de Bruxelles de 1958, pour lequel Edgar Varèse crée la bande magnétique de son Poème électronique (écouter). Xenakis compose lui-même une pièce destinée à accompagner l’entrée du spectateur dans son bâtiment (écouter).

Entre 1967 et 1978, Xenakis revient sur le mariage entre l’architecture et la musique avec ses Polytopes, spectacles sons et lumières proposés dans différents lieux. Il y parvient à réunir dans une œuvre unique les dimensions spatiales propres aux arts sonores et visuels (exemples sur YouTube).

Quelques images :

pavillon Philips de Bruxelles, 1958 Polytope de Cluny à Paris, 1972 N-Polytope, reconstitution de 2012

Ressources liées

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