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Anti-art et musique

azerty (†), le 23/06/2016

Préambule

L’Anti-art n’est pas vraiment un mouvement homogène d’artistes réunis autour des mêmes idées ou des mêmes objectifs. C’est plutôt une attitude commune à des personnalités très variées du XXe siècle qui partagent, mais pour des raisons très diverses, le rejet des formes d’art habituelles. Le paradoxe est que ce rejet peut parfois quand même prendre la forme d’un art. Le terme a été utilisé pour la première fois par Marcel Duchamp (voir plus loin).

Certaines formes d’anti-art rejettent seulement certains aspects de l’art : les normes artistiques conventionnelles, le marché de l’art, l’élitisme ou l’individualisme. D’autres formes d’anti-art, considérant l’art comme une forme d’oppression (et oui, il y en a qui pensent ça !), le rejettent entièrement : ses promoteurs (notamment Marcel Duchamp et John Cage : voir plus loin) condamnent la séparation entre la vie et l’art et font de leur vie une forme d’art.

La question est maintenant : de telles idées existent-elles dans le domaine de la musique ? Et ont-elles engendré une « anti-musique » ? Pour y répondre, il faut examiner les différentes formes qu’a pu prendre l’attitude "anti-art" et notamment l’étonnant mouvement dada, à l’origine d’"œuvres" dont certains louent la surprenante imagination alors que d’autres les qualifient de « n’importe quoi ».

Avant dada : la "mort de l’art" et les "Arts incohérents"

Commençons par évoquer quelqu’un d’on ne peut plus sérieux, le philosophe Friedrich Hegel, à qui l’on attribue l’idée selon laquelle l’art est mort, en s’appuyant sur cet extrait de sa philosophie de l’art (professée dans les années 1820) : « l’art ne donne plus cette satisfaction des besoins spirituels que des peuples et des temps révolus cherchaient et ne trouvaient qu’en lui. […] L’art a perdu pour nous sa vérité et sa vie. » Au-delà des commentaires que cette pensée a suscités, on peut simplement comprendre que, pour Hegel, les idéaux attachés autrefois à l’art n’avaient plus de sens à son époque. En fait, ce qu’il constatait, c’était la fin d’une certaine forme d’art. Mais, en conséquence, la voie était grande ouverte pour la recherche d’autres formes d’art plus en rapport avec leur temps. N’est-ce pas d’ailleurs ce besoin de renouvellement incessant qu’ont illustré à la fin du XIXe siècle des personnalités telles que Gabriel Fauré et Achille Claude Debussy, et qui a plus tard suscité l’émergence de mouvements tels que "dada" et les "Arts incohérents" ?

Les Arts incohérents, sont initiés en 1882 par Jules Lévy. Ils regroupent des peintres, des écrivains, des journalistes et des caricaturistes dont le but est de faire rire les Français de cette fin de siècle. On ne peut peut-être pas considérer leurs productions comme de l’anti-art, mais ils n’en sont pas très loin par leur sens de la satire et de la dérision. On retiendra particulièrement les idées hilarantes de l’écrivain Alphonse Allais qui imagine la première musique… muette (!) : parce que « les grandes douleurs sont muettes », sa Marche funèbre composée pour les funérailles d’un grand homme sourd est une page de musique où ne figurent que des silences. Avec son idée saugrenue de "non-musique", il devance sans le savoir de 60 ans le 4′33” de John Cage, exemple spectaculaire de happening anti-art.

Un tableau sans peinture

Après la musique sans notes, Alphonse Allais invente aussi l’idée de peinture monochrome, inspirée par un tableau entièrement noir présenté en 1882 au salon des Arts Incohérents, intitulé Combat de nègres dans un tunnel. Il présente ses monochromes aux salons suivants : rouge (Récolte de la tomate par des cardinaux apoplectiques au bord de la mer Rouge), blanc (Première communion de jeunes filles chlorotiques par temps de neige). Il précède d’une génération le Carré blanc sur fond blanc de Kasimir Malevitch et les trois monochromes de Rodchenko. Le dadaïste Francis Picabia ira encore plus loin quand il exposera en 1922 une "peinture transparente", sans toile ni matière picturale, réduite à son seul châssis, qui portent le titre ironique et décalé de Danse de Saint Guy (tabac-rat).

Deux précurseurs : Charles Ives et Henry Cowell

Avant d’aborder les artistes dadaïstes (et principalement John Cage précédé par Satie), il faut citer deux compositeurs dont les œuvres sortent des sentiers battus.

Influencé par son père, qui fut un excentrique chef de fanfare, Charles Ives (1874-1954) est considéré aujourd’hui comme un des pionniers du XXe siècle, principalement par son utilisation radicale de la polytonalité : son dernier projet était de mettre plusieurs orchestres de part et d’autre des deux flancs d’une vallée, jouant simultanément différentes œuvres de lui ! Ce n’est qu’après sa mort, dans la mouvance du mouvement avant-gardiste américain (école dite de New York), que son œuvre sera reconnue et jouée.

Dès 1914, Henry Cowell (1897-1965) écrit des œuvres non-conventionnelles, dont la répétitive Anger Dance (écouter) qui anticipe les procédés du minimalisme. Dans les années 1920, il fait une tournée en Amérique du Nord et en Europe comme pianiste, jouant ses propres œuvres expérimentales, explorations originales de l’atonalité, de la polytonalité et de la polyrythmie, ainsi que des modes non occidentaux. Il fait grande impression avec ses techniques du cluster et du string-piano (intervention directe sur les cordes du piano avec les mains en les pinçant ou en les frottant). Avant Edgar Varèse, il écrit pour ensemble de percussions. Au début des années 1930, il commence à se consacrer sérieusement à la musique aléatoire. Son influence sur John Cage sera profonde.

Naissance de dada

L’une des sources principales de l’anti-art est le mouvement dada qui émerge en réaction aux absurdes massacres de la première guerre mondiale ; à grands renforts de polémiques, de scandales et de dérision, dada veut faire une tabula rasa de toute la culture bourgeoise occidentale. Ce mouvement est fondé, début 1916, par l’écrivain Hugo Ball qui s’est exilé à Zurich (Suisse) pour fuir la guerre. Dans une taverne rebaptisée Cabaret Voltaire (sorte d’oxymore entre les mots "cabaret ", lieu de dépravation, et "Voltaire", philosophe du Siècle des lumières) il organise des manifestations provocatrices avec de jeunes artistes dont les peintres Hans Arp, Sophie Taeuber et le poète Tristan Tzara.

C’est le 8 février 1916 que le mot « dada » est trouvé, selon la légende, à l’aide d’un coupe-papier glissé au hasard entre les pages d’un dictionnaire ! Un manifeste suit qui affirme : « Nous ne sommes pas assez naïfs pour croire dans le progrès. Nous ne nous occupons, avec amusement, que de l’aujourd’hui. […] Nous voulons supprimer le désir pour toute forme de beauté, de culture, de poésie, pour tout raffinement intellectuel, toute forme de goût, socialisme, altruisme et synonymisme. »

Duchamp et les ready-made

Courant 1917 et 1918, le dadaïsme fait tache d’huile et s’internationalise. À New York, un groupe très actif animé par Francis Picabia et Marcel Duchamp organise des événements dada. Le plus fameux a lieu au Salon des artistes indépendants, où est présentée (mais refusée) une œuvre de Marcel Duchamp : un urinoir en porcelaine, renversé, rebaptisé Fontaine, signé « R. Mutt » et daté 1917. C’est peut-être son plus célèbre ready-made.

C’est la première fois que Duchamp utilise le terme anglais Ready-made (qu’on peut traduire par « Tout fait » ou « Déjà prêt ») pour désigner une œuvre consistant à s’approprier un objet manufacturé en lui donnant un nom et en le signant : un objet usuel est donc élevé à la dignité d’œuvre d’art par le simple choix de l’artiste. Les ready-mades soulèvent de très nombreuses questions : parce qu’ils n’ont pas été réalisés par l’artiste, ils remettent en question la définition de l’art et le rôle de l’artiste ainsi que les notions d’œuvre originale et de savoir-faire. Ils sont d’ailleurs conçus à une époque où Duchamp exprimait ses doutes envers l’exercice de l’art au sens habituel du terme (« Peut-on faire des œuvres qui ne soient pas "d’art" ? »).

La démarche de Marcel Duchamp aura une influence profonde sur John Cage après leur rencontre en 1941. Si les compositions de Cage ne sont pas à proprement parler des ready-made, il a en commun avec Duchamp de ne pas intervenir dans le processus de réalisation de l’œuvre (au risque d’être qualifié par certains de froid ou d’intellectuel). Leur travail respectif se limite à déterminer une suite d’opérations visant, pour l’un à détourner des objets préfabriqués de leur usage, pour l’autre à obtenir des partitions sans qu’il ait besoin d’intervenir dans la composition : lire "Le hasard selon Cage".

Duchamp "compositeur"

On comprend mieux que John Cage ait été influencé par Marcel Duchamp quand on connaît certains aspects de l’œuvre de ce dernier. En 1913, il propose une « musique conceptuelle ». Les « partitions » de ses deux pièces intitulées Erratum musical se présentent essentiellement sous la forme d’un texte dont la réalisation musicale est secondaire : ce qui compte, c’est la démarche. Duchamp ira même jusqu’à imaginer des « musiques en creux pour sourds » (plus d’infos). Pour les lecteurs désireux d’approfondir la relation complexe entre musique et arts plastiques au XXe siècle, voir ce texte copieux de Jean-Yves BOSSEUR.

À Paris, Satie

Après quatre années passées à Zurich, Tristan Tzara décide de rejoindre Paris en 1919, pour donner à dada un nouvel élan. Dès 1918 il avait commencé à collaborer à une des revues dada parisienne, ce qui l’avait rapproché des principaux artistes parisiens.

Au moins deux œuvres, qualifiées a posteriori de prédadaïstes, avaient déjà sensibilisé public et artistes parisiens à la manière dada : la comédie satirique Ubu roi (1896) d’Alfred Jarry et surtout le ballet Parade (1917) de Satie. Ce dernier, compositeur porté sur la dérision, à la fois farfelu et précurseur, n’hésite pas à introduire dans son ballet sous-titré "réaliste", le crépitement d’une roue de loterie, le tapotement d’une machine à écrire et les claquements de coups de revolver (écouter).

Picabia et Satie

Démobilisé, le peintre Francis Picabia se rend en Suisse en 1917 pour y soigner un état dépressif. C’est déjà un fervent partisan des idées dada, il en profite donc pour se rendre à Zurich au Cabaret Voltaire. Cette visite le revigore et le renforce dans son esprit contestataire. Puis il précède Tristan Tzara à Paris où il rencontre toute l’avant-garde du moment. Ce passionnant pour le cinéma, il écrit en 1924 un scénario pour un court-métrage, Entr’acte, dont Erik Satie compose la musique (voir le film). Ce court-métrage était destiné à être projeté à l’entracte du ballet instantanéiste Relâche dont Picabia avait écrit le livret. Le film dure une vingtaine de minutes, on n’y voit Picabia et Satie dans le prologue et, un peu plus tard, Duchamp et Man Ray qui jouent aux échecs avant de se faire copieusement arroser. Dans la distribution figurent aussi Georges Auric et Darius Milhaud. En u temps où le film était encore muet, Satie avait composé sa partition en suivant scrupuleusement le rythme des images. Ce court-métrage dadaïste « qui ne respecte rien, si ce n’est le droit d’éclater de rire », disait Picabia, n’a rien perdu de sa virulence au point que, selon un contemporain, « aujourd’hui encore on a envie de le siffler. »

Constructivisme russe et Futurisme italien

Parallèlement au dadaïsme, d’autres mouvements tout aussi radicaux se développent dans la mouvance des idées nihilistes qui imprègnent le monde artistique à la fin du XIXe siècle. En Russie, suite à la révolution de 1917, les artistes constructivistes représentent pendant quelques années l’art officiel du nouveau pouvoir soviétique. Durant ces années d’intenses recherches et innovations, ils prétendent représenter la « fin » ou la « mort » de l’art. En 1921, Rodtchenko présente trois toiles monochromes (Couleur rouge pure, Couleur jaune pure, Couleur bleue pure) par lesquelles il déclare avoir démontré la « fin de la peinture ». Sur le plan musical, les compositeurs suivent le mouvement et, dans leur fièvre d’invention d’un monde nouveau, osent les tentatives les plus avant-gardistes. C’est le cas du jeune Dimitri Chostakovitch, dans son premier opéra, Le Nez). Sans aller jusqu’à produire de l’anti-art, ils exaltent le monde industriel dans une musique violente qui imite le bruit des machines. Exemple : Fonderie d’acier d’Alexandre Mossolov (1927 : écouter). Malheureusement, à partir de 1930, l’autoritarisme de Staline viendra brider ces tendances novatrices et tous les courants artistiques seront mis au pas au nom du jdanovisme.

Le Futurisme est un mouvement artistique européen du début du XXe siècle qui rejette la tradition esthétique et exalte le monde moderne, la civilisation urbaine, la machine et la vitesse. Il s’épanouit particulièrement en Italie, encouragé par Mussolini qui exploite l’éloquence agressive des artistes (tout au moins au début) pour mettre en place un régime dictatorial. Dans leur manifeste, ils déclarent notamment : « Nous chanterons les grandes foules agitées par le travail, le plaisir ou la révolte, les ressacs multicolores et polyphoniques des révolutions dans les capitales modernes, la vibration nocturne des arsenaux et des chantiers sous leurs violentes lunes électriques, […] les locomotives au grand poitrail, qui piaffent sur les rails, tels d’énormes chevaux d’acier bridés de longs tuyaux, et le vol glissant des aéroplanes, dont l’hélice a des claque¬ments de drapeau et des applaudissements de foule enthousiaste. » C’est Luigi Russolo qui mettra en œuvre ce programme pour le moins tonitruant en réalisant un orchestre de machines sonores (15 bruiteurs, 3 bourdonneurs, 2 éclateurs, 1 tonneur, 3 siffleurs, 2 bruisseurs, 2 glouglouteurs, 1 fracasseur, 1 stridenteur, 1 renâcleur) : écouter Éveil de la cité et voir ci-dessous.

Dans son manifeste intitulé L’Art des bruits, Russolo théorise le bruitisme. Par son caractère provocateur, son travail relève manifestement de l’anti-art. D’ailleurs ses idées sont reprises pour leur anticonformisme par John Cage qui compose en 1939 sa série des Imaginary Landscapes (Paysages Imaginaires) : il y combine des éléments tels que bruits enregistrés, percussions, postes de radios... Auparavant, il avait déjà intéressé Varèse, qui introduit des éléments bruitistes dans sa musique par le biais d’instruments mécaniques comme des sirènes. D’autres compositeurs contemporains tels que Karlheinz Stockhausen ou Pierre Henry s’inscrivent dans cette continuité, et mènent des expériences de musique concrète réalisée à base de bruits. Les Études de bruits que Pierre Schaeffer composera en 1948 (écouter des extraits) ne sont pas si éloignées du Réveil de la cité de Russolo (entendu précédemment).

Le mouvement futuriste influence profondément de nombreux compositeurs dont l’américain George Antheil. S’autoproclamant « bad boy of music », il crée des œuvres volontairement dissonantes, bruyantes et dans lesquelles la machine tient une place prépondérante. Il s’installe à Paris en 1923 et fréquente la pointe de l’avant-garde, entre autres Joyce, Hemingway, Man Ray, Léger, Satie, Picasso. Son œuvre la plus représentative du style futuriste est son Ballet mécanique, pour orchestre, enclumes, hélices d’avion, sonnettes électriques, klaxons de voitures et pianos mécaniques (1923 : écouter un extrait). Un an plus tard, Fernand Léger en fait un film avec la participation de Man Ray (voir le film).

Le postdadaïsme des années 1960 : Fluxus

Après qu’il ait été éclipsé par le surréalisme dans les années 1920, le dadaïsme entre dans un long sommeil même si son empreinte survit à travers des œuvres comme 4′33”, que John Cage imagine dans les années 1940. L’esprit dada revient en force dans les années 1960 notamment avec le mouvement Fluxus, nom donné par George Maciunas à des Events (événements), qui sont des mises en scène visant à refléter l’état de flux dans lequel les arts se fondent avec la vie. Pour promouvoir l’idée, une revue est publiée et des festivals sont organisés aux États-Unis et en Europe. Fluxus se définit comme un non-mouvement produisant de l’anti-art ; influencé par l’esprit dada et l’enseignement de John Cage, il participe aux questionnements soulevés par les formes d’arts qui émergent dans les années 1960 et 1970 : statut de l’œuvre d’art, rôle de l’artiste, place de l’art dans la société... Il privilégie l’humour et la dérision ainsi que l’implication systématique du public.

L’un des principaux représentants du mouvement Fluxus en Allemagne est le plasticien Joseph Beuys dont l’œuvre se compose surtout de happenings et d’installations. À ses côtés on trouve le musicien Karlheinz Stockhausen qui présente en 1961 un "spectacle musical" intitulé Originale, mettant en scène, à côté d’un pianiste et d’un percussionniste, toute une galerie hétéroclite de personnages : enfant, modiste, chanteur de rue, dame du vestiaire, vendeuse de journaux, chef d’orchestre, gardien d’animaux, peintre d’action, poète… L’idée de "spectacle musical" sera abondamment illustrée par le compositeur argentin Mauricio Kagel. Comme Cage son aîné, Kagel n’a cessé de briser les conventions et les habitudes auditives, au risque de choquer l’auditeur : « Quand je fais de la dérision, je le fais avec un tel niveau de professionnalisme, que ça donne… douleur. » C’est donc dans leur version scénique que ses œuvres atteignent leur pleine dimension : regarder un extrait de Mare Nostrum (1975) et un reportage.

Conclusion

La figure majeure qui ressort de ce tour d’horizon est la personnalité provocatrice de John Cage. En chemin on a rencontré de nombreux autres compositeurs qui ont tous en commun leur anticonformisme. Par ordre chronologique : Erik Satie, Charles Ives, Edgar Varèse, Luigi Russolo, Henry Cowell, Alexandre Mossolov, George Antheil, Pierre Schaeffer, Pierre Henry, Karlheinz Stockhausen, Mauricio Kagel. Tous ont produit en leur temps des œuvres qui ont dérouté, voire scandalisé, leurs auditeurs au point d’être considérées comme du « n’importe quoi » relevant de l’anti-art. On aurait pu y ajouter le Poème symphonique pour 100 métronomes du facétieux György Ligeti, qui est un pied de nez à l’intelligentsia avant-gardiste (dont il fait d’ailleurs partie : visionner la vidéo)

Mais peut-on vraiment ranger tous ces auteurs du côté de l’anti-art ? Si l’on jugeait une œuvre par rapport aux réactions qu’elle a déclenchée sur le public, il faudrait étendre l’idée d’anti-art à tous les scandales qui ont jalonné l’histoire de la musique (les exemples ne manquent pas : voir notre dossier scandales et polémiques). La notion d’anti-art n’aurait alors plus de sens. C’est qu’il faut quelque chose de plus pour qu’une œuvre non-conventionnelle soit considérée comme de l’anti-art : elle doit être revendiquée comme telle par son créateur. C’est le cas de tous ceux qui se réclament de dada, du futurisme ou de fluxus, mouvements qui remettent en cause à travers des déclarations provocatrices la notion même d’art. Ce n’est pas le cas de tous ceux qui, à toutes les époques, ont refusé de s’inscrire dans la continuité de leurs prédécesseurs et ont tenté de trouver de nouvelles voies. Par exemple, les écrits virulents de Jean Cocteau au nom du Groupe des Six ne réclament pas la fin de la musique mais une autre musique : « Assez de nuages, de vagues, d’aquariums, d’ondines, et de parfums la nuit; il nous faut une musique sur la terre, une musique de tous les jours. ».

La notion d’anti-art est donc à utiliser avec précaution. Que penser par exemple d’une œuvre comme le Pierrot lunaire d’Arnold Schönberg ? Par son atonalisme et l’utilisation du Sprechgesang (parlé-chanté), cette œuvre qui a fait scandale pourrait être considérée comme de l’anti-art. Pourtant, Schönberg ne l’a jamais présentée comme telle ; il était au contraire d’un tempérament profondément conservateur, son souhait n’étant pas de tout révolutionner mais de fonder un nouveau classicisme en s’inscrivant dans la continuité du chromatisme de Richard Wagner.

Post-scriptum : répétition et anti-art

La répétition inlassable d’un même motif mélodique traduit-elle une attitude anti art ? C’est ce qu’a dû penser John Cage quand il a découvert Vexations, pièce qu’Erik Satie avait imaginée en 1893, qui consiste à répéter 840 fois un court motif mélodique. Une autre œuvre semble correspondre à ce schéma, c’est le fameux Boléro (1928) de Maurice Ravel, où certains ont voulu entendre la production d’un cerveau malade (article sur France Musique). Cette œuvre étonnante tient le pari (Ravel aimait relever des défis) de durer 17 mn avec seulement une mélodie lancinante répétée 18 fois ; les seuls éléments de variation sont l’instrumentation, un lent crescendo et, tout à la fin, une courte modulation. Contre toute attente l’œuvre remporte un succès planétaire. L’auteur ne la considère pourtant que comme une expérience d’orchestration et, exaspéré par son retentissement, il la déclare « vide de musique » (lire une analyse).

Le peu de variation que Ravel introduit dans son Boléro suffit à en faire, quoi qu’en ait dit l’auteur a posteriori, une grande réussite bien éloignée de l’anti-art. On peut en dire autant à propos d’autres musiques répétitives comme celle des minimalistes : elles ne peuvent pas passer pour de l’anti-art du fait de minimes variations ; composées de courtes cellules mélodiques répétées inlassablement, elles ressemblent à des nuages sonores qui se déforment lentement sous l’effet de multiples et discrètes modifications (écouter le début de in C de Terry Riley).

La répétition n’est donc pas forcément génératrice d’anti-art. D’ailleurs John Cage ne l’utilisera jamais, préférant recourir à des procédés de hasard et d’indétermination qui créent une surprise constante chez l’auditeur : « … j’ai écrit beaucoup de musiques qui sont différentes à chaque exécution ; ma musique est toujours nouvelle, de sorte que personne ne sait jamais à quoi s’attendre au moment de l’écouter. »

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