Hector Berlioz n’a jamais roulé sur l’or. En fait, c’est surtout à ses talents littéraires qu’il doit ses maigres revenus. Brillant chroniqueur, il rédige des critiques pour les gazettes musicales et il ne manque jamais de fustiger en termes ravageurs la futilité du public parisien :
« Les ”monsieur Prud’homme” se croient obligés maintenant de rester éveillés aux représentations d’Orphée, de trouver la musique de Glück ”charmante”. Hélas ! hélas ! Pourquoi faire semblant de comprendre et de sentir, et ne pas dire franchement : ”C’est assommant, ah ! c’est assommant ! Veuillez m’excuser, Madame, de vous avoir fait subir une telle rapsodie ; nous irons voir Guignol demain aux Champs-Elysées pour nous dédommager. Ce sont ces imbéciles de journalistes qui nous ont amenés dans ce traquenard.” [...] Mais, rassurons-nous, il n’en sera pas ainsi ; Gluck ne deviendra pas à la mode, et Guignol, depuis quelques jours, voit grossir le chiffre de ses recettes, tant il y a de gens qui vont le voir pour se dédommager. » (feuilleton du 9/12/1959 : sans doute Berlioz faisait-il allusion aux Bouffes-Parisiens, théâtre qu’Offenbach avait ouvert en 1855 sur la promenade des Champs-Élysées)
Et il est très lucide quant à l’incapacité de ses contemporains d’apprécier ses œuvres : « Si vous me demandez maintenant quel est celui de mes morceaux que je préfère, je vous répondrai : l’adagio de Roméo et Juliette (1839 : écouter la fin de la Scène d’amour). Un jour, à Hanovre, à la fin de ce morceau, je me sens tirer en arrière sans savoir par qui, je me retourne, c’était les musiciens voisins de mon pupitre qui baisaient les pans de mon habit. Mais je me garderais de faire entendre cet adagio dans certaines salles et à certains publics. » (extrait des Mémoires, Post-scriptum du 25/05/1856)
Ses chroniques sont émaillées d’anecdotes ironiques. Par exemple :
- Le public élégant étant dans l’usage de ne paraître à l’Opéra que vers le milieu du second acte et quelquefois plus tard [...] un compositeur qui aurait écrit un premier acte admirable peut être certain de le voir exécuter devant une salle aux trois quarts vide. (feuilleton du 24/03/1958)
- Un célèbre directeur des beaux-arts ayant un jour, en fumant dans son cabinet, passé au fil d’une appréciation dédaigneuse tous les compositeurs modernes, morts ou vivants, et les ayant condamnés tous, excepté Rossini, se ravisa pourtant. « Peut-être y en a-t-il encore un dans un autre genre….. oui, celui qui a fait des symphonies qu’on joue au Conservatoire….. un Allemand….. Vous devez connaître cela, vous (me dit-il)….. Comment se nomme-t-il donc ? — Beethoven ? — Oui, oui, Beethoven. Eh bien ! je crois que ce Beethoven n’était pas sans talent. » C’était le directeur des beaux-arts ! (feuilleton du 3/04/1858)
- Or donc Gœthe était venu passer quelques semaines à Vienne. Il aimait la compagnie de Beethoven, qui venait d’illustrer musicalement sa tragédie d’Egmont. Errant un jour au Prater avec le Titan mélancolique, les passants s’inclinaient avec respect devant les deux promeneurs, et Gœthe seul répondait à leurs salutations. Impatienté à la fin d’être obligé de porter si souvent la main à son chapeau : « Que ces braves gens, dit Gœthe, sont fatigants avec leurs courbettes ! — Ne vous fâchez pas, Excellence, répliqua doucement Beethoven, c’est peut-être moi qu’ils saluent. » (feuilleton du 26/03/1959)
- Quelle émotion produite par le sublimissime morceau des Champs-Elysées de l’Orphée de Glück (écouter), soupiré si douloureusement par la flûte avec accompagnement de cet orchestre éploré qui murmure sa plainte éternelle ! À l’Opéra, autrefois, cette élégie incomparable passait inaperçue ; pendant son exécution, une stupide danseuse venait sauter un stupide pas dessiné par un stupide maître de ballets, et le bourgeois stupide du parterre disait : « Quelle endormante musique ! ce n’est pas dansant du tout ! » [...] O gros public ! ô monstrueux mamouth ! on a bien raison de ne pas remettre en scène (à l’Opéra du moins) les ouvrages de Glück, et le jour où l’on s’en avisera on commettra un grand crime ! (feuilleton du 19/05/1859)
- Dernièrement deux amateurs se sont battus au pistolet pour le dernier billet d’un concert. Il paraît qu’ils se sont tués tous deux, car on ne les y a vus ni l’un ni l’autre. Et l’on prétend que la musique adoucit les mœurs… (feuilleton du 30/12/1859)
- Spontini m’avouait un jour avoir ajouté, avec bien de la discrétion il est vrai, des instruments à vent à ceux qui se trouvent déjà dans l’Iphigénie en Tauride de Gluck. Deux ans après, se plaignant avec amertume devant moi des excès de ce genre, des abominables grossièretés ajoutées à l’orchestre de pauvres morts qui ne pouvaient se défendre contre de telles calomnies, Spontini s’écria : « C’est indigne ! affreux ! Mais on me corrigera donc aussi, moi, quand je serai mort ?… » — Ce à quoi je répondis tristement : « Hélas ! cher maître, vous avez bien corrigé Gluck ! » (feuilleton du 17/04/1861)
- Je me souviens que, m’étant mis en tête de faire une cantate avec chœurs sur le petit poème de Béranger intitulé Le 5 mai, je trouvai assez aisément la musique des premiers vers, mais que je fus arrêté court par les deux derniers, les plus importants, puisqu’ils sont le refrain de toutes les strophes : « Pauvre soldat, je reverrai la France... » (écouter). Je m’obstinai en vain pendant plusieurs semaines à chercher une mélodie convenable pour ce refrain, je ne trouvais toujours que des banalités sans style et sans expression. Enfin j’y renonçai, et par suite la composition de la cantate fut abandonnée. Deux ans après, n’y pensant plus, je me promenais un jour à Rome sur une rive escarpée du Tibre ; m’étant trop approché du bord, la terre manqua sous mes pieds, et je tombai dans le fleuve. En tombant, l’idée que j’allais me noyer me traversa l’esprit ; mais en m’apercevant après la chute que j’en serais quitte pour un bain de pieds et que j’étais tout bonnement tombé dans la vase, je me mis à rire et je sortis du Tibre en chantant : « Pauvre soldat, je reverrai la France », précisément sur la phrase si longuement et si inutilement cherchée deux ans auparavant : « Ah ! m’écriai-je, voilà mon affaire ; mieux vaut tard que jamais ! » Et la cantate s’acheva. (feuilleton du 23/07/1861)
- M. Bizet, lauréat de l’Institut, a fait le voyage de Rome (il avait le prix de Rome) ; il en est revenu sans avoir oublié la musique... A son retour à Paris, il s’est bien vite acquis une réputation spéciale et fort rare, celle d’un incomparable lecteur de partitions. Son talent de pianiste est assez grand d’ailleurs pour que, dans ces réductions d’orchestre qu’il fait ainsi à première vue, aucune difficulté de mécanisme ne puisse l’arrêter. Depuis Liszt et Mendelssohn, on a vu peu de lecteurs de sa force. Mais, sans doute, on l’eût comme à l’ordinaire claquemuré dans cette spécialité [...] sans la subvention léguée au Théâtre-Lyrique qui donne courage à son directeur (pour monter des œuvres modernes). Il ne recule plus devant les dangers que la plupart des prix de Rome passent pour faire courir aux directeurs des institutions musicales. La représentation de ses Pêcheurs de perles (1863 : écouter) fait le plus grand honneur à M. Bizet, qu’on sera forcé d’accepter comme compositeur, malgré son rare talent de pianiste lecteur. (feuilleton du 3/10/1863).
Lire aussi :
- le médium et Beethoven in feuilleton du 24/11/1860
- Les 3 battements de cloches in feuilleton du 13/01/1863
Sur la fin de sa vie, Berlioz est complètement désabusé par l’indifférence du public parisien : « Je respecte l’art dans toutes ses formes... Mais j’appartiens à une nation, qui, aujourd’hui, ne s’intéresse plus à aucune des nobles manifestations de l’intelligence, dont le veau d’or est l’unique dieu. Le peuple parisien est devenu un peuple barbare [...] L’industrialisme de l’art, suivi de tous les bas instincts qu’il flatte et caresse, marche à la tête de son ridicule cortège, promenant sur ses ennemis vaincus un regard niaisement superbe et rempli d’un stupide dédain... Paris est donc une ville où je ne puis rien faire... »
C’est au point qu’il renonce à écrire les œuvres que lui suggère encore son imagination enflammée. Il raconte ainsi l’épisode de La symphonie rêvée et oubliée :
« [...] une nuit, j’entendis en songe une symphonie que je rêvais composer.En m’éveillant le lendemain je me rappelai presque tout le premier morceau qui (c’est la seule chose dont je me souvienne) était à deux temps (allegro), en la mineur. Je m’approchais de ma table pour commencer à l’écrire, quand je fis soudain cette réflexion : si j’écris ce morceau, je me laisserai entraîner à composer le reste. L’expansion à laquelle ma pensée tend toujours à se livrer maintenant, peut donner à cette symphonie d’énormes proportions. J’emploierai peut-être trois ou quatre mois exclusivement à ce travail (J’en ai bien mis sept pour écrire Roméo et Juliette) Je ne ferai plus ou presque plus de feuilletons. Mon revenu diminuera d’autant. Puis, quand la symphonie sera terminée, j’aurai la faiblesse de céder aux sollicitations de mon copiste ; je la laisserai copier, je contracterai ainsi tout de suite une dette de mille ou douze cents francs. Une fois les parties copiées, je serai harcelé par la tentation de faire entendre l’ouvrage. Je donnerai un concert, dont la recette couvrira à peine la moitié des frais ; c’est inévitable aujourd’hui. [...] je n’aurai plus ni de quoi faire face à mes dépenses personnelles ni de quoi payer la pension de mon fils sur le vaisseau où il doit monter prochainement.
Ces idées me donnèrent le frisson et je jetai ma plume en disant : Bah ! Demain j’aurai oublié la symphonie ! La nuit suivante, l’obstinée symphonie vint se présenter encore et retentir dans mon cerveau ; j’entendais clairement l’allegro en la mineur, bien plus, il me semblait le voir écrit. Je me réveillai plein d’une agitation fiévreuse, je me chantai le thème, dont le caractère et la forme me plaisaient extrêmement ; j’allais me lever... mais les réflexions de la veille me retinrent encore, je me raidis contre la tentation, je me cramponnai à l’espoir d’oublier. Enfin, je me rendormis, et le lendemain, au réveil, tout souvenir en effet avait disparu pour jamais. » (Mémoires, extr. du chapitre 59)
Voici un fragment d’une lettre de 1863 où l’on mesure le génie prémonitoire de Berlioz :
« Eh ! mais oui, on aura beau dire, tôt ou tard nous naviguerons dans l’air (sans ballon). La sainte hélice nous enlèvera et nous conduira [...] Et ce jour là , on dira : à bas les douanes et les douaniers, et les chemins de fer, et les paquebots, et les frontières et les confédérations, et les royaumes et les empires ; il n’y aura plus qu’un seul pays, la Terre ; l’homme ne sera plus chenille, mais papillon ; il ne rampera plus, il sera libre enfin libre, entendez-vous ? Libre ou, si vous voulez, libéré de tout excepté de la mort [...]
Et quels progrès de l’esprit humain ! Quels échanges d’idées ! Quels croisements de races ! On ne parlerait plus, sur le globe entier, qu’une seule langue, l’européen, c’est-à -dire, le français enrichi ; on ferait disparaître peu à peu tous les peuples laids, idiots, fous ou imbéciles ; je dis peu à peu car, si la révolution se faisait tout d’un coup, il n’y aurait plus personne pour conduire les aérostats.
Et comme on s’amuserait ! Quelles bonnes farces l’on ferait ! On pourrait pécher des humains à la ligne, jeter le filet sur des harems de Persanes, harponner de gros mandarins ; sans compter mille autres divertissements que je ne veux même pas indiquer parce que les gouvernements s’opposeraient un peu plus qu’ils ne le font à l’autolocomotion. Qui vivra verra ! Mais vivons ! Vivons, pardieu ! »
Plus d’infos sur l’excellent site : http://www.hberlioz.com/BerliozAccueil.html