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Peut-on démontrer la beauté d’une mélodie ?

azerty (†), le 17/06/2014

Y a-t-il des critères du beau ?

Peut-on déterminer des critères du beau ? Plus précisément, peut-on dans le domaine de la musique démontrer la beauté d’une mélodie ? Pour répondre à ces questions, le premier réflexe est de se tourner vers les philosophes, et surtout vers celui qui est la référence dans le domaine de l’esthétique : Emmanuel Kant. Dans la Critique de la faculté de juger, il forge notamment cette célèbre formule qui semble gravée dans le marbre : « Est beau ce qui plaît universellement sans concept ». Qu’est-ce à dire ?

Quand on décompose la phrase, on peut en tirer au moins trois conditions pour juger qu’une œuvre est belle : 1) elle provoque en nous un sentiment de plaisir ; 2) ce plaisir est partagé par tous (universellement) ; 3) il relève d’abord de notre sensibilité et non de notre seul entendement (sans concept). Kant précise par ailleurs que ce plaisir doit être désintéressé (le beau ne se confond pas avec l’agréable) et détaché de toute finalité extérieure (le beau n’est pas l’utile).

Cependant, voilà qui ne nous avance guère car, ainsi qu’il l’a précisé auparavant, Kant n’a pas pour but de proposer des critères du beau mais d’expliquer pourquoi nous jugeons qu’une chose est belle et en quoi consiste un jugement de goût. Il faut donc replacer sa formule dans le contexte de sa pensée, en comprenant plutôt : est considéré comme beau… ce qui plaît universellement sans concept.

D’une façon générale, il faut bien constater que, chez la plupart des philosophes qui ont écrit sur la musique, celle-ci est moins analysée pour elle-même (les qualités, le sens et la valeur des œuvres…) que pour la place qu’elle occupe dans leur système d’idées (voir notre autre dossier : Musique et philosophie). Les philosophes ont des préoccupations beaucoup plus larges et qualitativement autres : l’àŠtre, l’Existence, le Bien, la Raison, l’Histoire... On chercherait donc en vain dans leurs écrits des réponses à notre question initiale : peut-on démontrer la beauté d’une mélodie ?

La trouvera-t-on davantage chez les musiciens ?

Un texte d’A. Berg

Le texte que nous allons examiner est une réaction à un livre publié en 1920 par le compositeur Hans Pfitzner : La nouvelle esthétique de l’impuissance musicale. L’auteur y dénonce la « dégradation de l’art allemand » en s’attaquant surtout au courant atonal et à l’intellectualisme de ses défenseurs. C’est contre cette condamnation de la musique moderne (condamnation qui s’appuie sur le refus du jugement rationnel en musique), qu’Alban Berg s’insurge et rédige un article polémique contestant les idées de Pfitzner. Quelles sont ces idées ?

Prenant l’exemple de la Rêverie de Robert Schumann (écouter), Pfitzner s’efforce de montrer qu’une approche rationnelle ne permet nullement d’en prouver la beauté. Seule, affirme-t-il, la sensibilité peut déterminer le jugement esthétique. Il en déduit donc : « puisque les beautés traditionnelles ne peuvent être démontrées d’une manière théorique, c’est en vain que la musique moderne tentera de défendre et de justifier ses laideurs, à l’aide de la théorie ! ». Affirmation arbitraire, relève Berg car : « L’on ne trouve pas, au cours de tout l’ouvrage, une seule idée claire sur la musique à même d’aider le lecteur à s’orienter parmi les-dites laideurs et à mieux les condamner. »

Pfitzner attaque la musique moderne sur tous les plans : littéraire, politique, ethnologique, etc. Seul, note Berg, « le domaine de l’objectivité musicale est laissé constamment dans l’ombre. Il faudrait l’en tirer ! Il faudrait se demander ce qui reste, dans la musique nouvelle, des critères auxquels on reconnaissait jusqu’à aujourd’hui la qualité de toute musique : la mélodie, la richesse harmonique, la polyphonie, la perfection formelle, l’architecture, etc. ! Il faudrait arriver à prouver leur présence incontestable dans telle ou telle œuvre contemporaine aussi aisément que dans la Rêverie de Schumann ! » C’est donc pour combattre les positions réactionnaires de Pfitzner, que Berg s’élève d’abord contre l’idée que le jugement d’une musique ne peut être qu’irrationnel, et qu’il nous livre sa propre conception de la beauté d’une mélodie.

Voici notamment le passage du livre de Pfitzner qui suscite sa réaction : « ... en présence d’une mélodie comme celle-ci (la Rêverie de Schumann), on perd complètement pied. L’on peut reconnaître sa valeur, on ne saurait la démontrer. Pour faire à son sujet l’accord des opinions, l’intelligence ne sera d’aucun secours ; on est sensible à son charme ou on ne l’est pas. Nul argument n’est capable de convertir celui qui refuse d’être ravi par elle, et il n’y a rien à dire à quiconque l’attaque, sinon la lui jouer et s’écrier : ”Comme c’est beau !” »

Ce qui irrite principalement Berg, c’est le caractère superficiel, voire désinvolte, de l’approche de Pfitzner. Celui-ci s’extasie en effet sur « la qualité de la ligne mélodique », mais il ajoute : « … la Rêverie n’est qu’un petit Lied où sont employées la tonique, la dominante, la sous-dominante et les tonalités voisines. Le matériau musical ne recèle rien d’inhabituel : pas d’innovations harmoniques, pas de raffinement rythmique ; tout ce qu’on peut dire de cette mélodie, c’est qu’elle expose un accord parfait ascendant, distribué pour piano à deux mains. » Curieux commentaire pour une pièce qu’il qualifie par ailleurs de « belle et géniale » et « authentiquement inspirée ». La suite du texte n’apporte aucune preuve de sa beauté, de sa génialité et de son authentique inspiration. Il affirme seulement que « lorsque nous nous trouvons en présence d’une chose incompréhensible, qui se moque de nos explications, nous ne pouvons qu’abandonner l’enchaînement rigoureux des idées, mettre bas les armes de la raison et nous constituer prisonniers volontaires et inconditionnels de l’affectivité. Devant une inspiration musicale aussi authentique, l’on ne peut rien faire d’autre que s’écrier : ”Comme c’est beau !” » Remarquons au passage que la position de Pfitzner est proche de celle Kant et donc n’aide en rien à percer le mystère de la beauté d’une mélodie.

À cette approche « sentimentale, subjective et indémontrable », Berg répond : « Il est possible, j’en suis certain, d’avoir sur la beauté d’une mélodie des idées suffisamment probantes pour ”ouvrir la compréhension” à tout ”sens mélodique” éveillé. Bien sûr, ce devront être des idées de nature musicale […]. » Et il s’emploie à contrer Pfitzner en montrant, partition à l’appui, que la mélodie de la Rêverie n’est pas qu’un simple accord parfait ascendant, sans innovations harmoniques, ni raffinement rythmique et que, au-delà de l’écriture pour piano à deux mains, il faut y voir un strict contrepoint à quatre voix - quelques mesures mises à part.

Voir la partition de la Rêverie de Schumann

On aura une idée plus précise de l’analyse de Berg (consultable sur musicologie.org) à travers ces quelques extraits :

« Dans ce trait mélodique, inlassablement répété, n’est-ce pas avant tout la note Mi, étrangère à l’accord de Fa majeur, qui nous frappe et nous charme ? (écouter ce Mi qui arrive mesure 10). Il ne faut pas perdre de vue que tout ce premier membre de phrase constitue déjà une variation - et quelle variation ! - du premier intervalle de quarte (Do-Fa). […] »

« La place m’étant comptée, je dois me contenter d’attirer l’attention du lecteur sur toutes les autres variantes mélodiques, principalement sur celles de la phrase descendante. Je m’attarderai seulement à sa dernière apparition (écouter ce passage). Pour la première fois, nous quittons la note la plus aiguë des quatre mesures en effectuant un saut de sixte. Le motif est employé dans sa forme renversée et comprend, outre ses intervalles conjoints habituels, le premier intervalle disjoint de ces différentes variantes. Il y a là , tant sur le plan mélodique que du point de vue de l’harmonie, une sorte de retour au point de départ, la réintégration d’un état originel, c’est-à -dire tout le contraire de ce que l’on nous dépeint comme étant ”profondément perdu en lui-même”. […] »

« L’affirmation de Pfitzner, selon laquelle le rythme de cette mélodie n’offre nulle finesse ne témoigne pas non plus d’une grande clairvoyance. Le déplacement des accents sur des temps indifféremment forts ou faibles, déplacement qui s’opère tout au long de la pièce, n’apparaît-il pas à l’auditeur comme un raffinement fort sensible ? Il est dû à la figure ascendante, qui retarde chaque fois d’une noire la valeur du temps levé. […] »

Ainsi, en se livrant à une analyse fouillée de la Rêverie, Berg nous livre le facteur essentiel qui explique selon lui la qualité d’une mélodie : sa capacité à surprendre l’auditeur par le renouvellement constant de ses motifs au moyen de l’harmonie, du rythme, des modulations, etc. : « Plutôt que dans le nombre de ses motifs, la beauté de cette mélodie ne réside-t-elle pas dans les rapports multiples qu’ils entretiennent entre eux et dans leur emploi prodigieusement varié ? Et ne sont-ce pas là les caractéristiques d’une mélodie véritablement belle ? »

Autres musiques, autres esthétiques ?

Charmer et surprendre l’auditeur par la qualité d’un discours constamment varié sur tous les plans (mélodie, rythme, harmonie, timbre, structure, etc.), n’est-ce pas ce qu’ont cherché de tous temps les compositeurs ? Certains modernes ou contemporains ont semblé vouloir y échapper, mais est-ce par souci d’inventer d’autres critères esthétiques, ou pour des raisons extra-musicales ? Essayons d’y voir plus clair à travers quelques exemples.

- En 1893, Erik Satie compose Vexations. Il indique en tête de la partition qu’il faut répéter 840 fois (!) les deux variations d’une courte mélodie (écouter un extrait). Séduit par l’idée, John Cage exhume l’œuvre en 1963 : dix pianistes se relayent pour la jouer pendant plus de 18 heures à New York. Il est probable que peu d’auditeurs ont assisté jusqu’au bout à ce qu’il faut plutôt considérer comme une « performance » que comme un concert. On peut d’ailleurs la rapprocher de Sleep, film d’Andy Warhol qui, pendant plus de cinq heures, montre un homme qui dort. Précisons pour la petite histoire, que c’est à la suite d’une rupture amoureuse que Satie imagine cette pièce et il est fort peu vraisemblable qu’il ait jamais pensé qu’elle serait exécutée un jour. Il semble donc peu légitime de lui appliquer les critères habituels.

- En 1927, Maurice Ravel reçoit de la danseuse Ida Rubinstein, la commande d’un ballet de caractère espagnol. Il conçoit alors le projet d’une pièce « sans musique ». Ce sera le Boléro. Pensée comme une œuvre expérimentale, c’est un long crescendo où la même mélodie est répétée dix huit fois, sans autre changement que son orchestration. Une seule modulation survient à la fin pour la dix-neuvième répétition. Tout au long de l’œuvre, la même cellule rythmique est martelée de façon obsédante jusqu’au vertige par une puis deux caisses claires. Il écrit lors de la création : « C’est peut-être en raison de ces singularités que pas un seul compositeur n’aime le Boléro – et de leur point de vue ils ont tout à fait raison. J’ai fait exactement ce que je voulais faire, et pour les auditeurs c’est à prendre ou à laisser ! » Le Boléro peut-il être jugé d’un point de vue musical ? Ça dépend de ce qu’on en retient : le côté répétitif, obsédant et statique ou le caractère envoûtant de la mélodie, la subtilité de l’orchestration et l’effet enivrant de ce long crescendo ?

- Élève de Schoenberg, John Cage est un précurseur du courant américain de musique expérimentale. Il est d’ailleurs très lié à tous les mouvements d’avant-garde de son temps. Notamment : les plasticiens du groupe Fluxus, le « peintre » Marcel Duchamp, le chorégraphe Merce Cunningham. Son œuvre la plus célèbre est probablement 4′33” (soit 273 secondes, chiffre qui est la température du zéro absolu en degré Kelvin), un morceau où l’interprète... ne joue pas ! Le public est ainsi invité à écouter les bruits ambiants de la salle de concert. La 1ère « audition » a lieu en 1952. À partir de cette période, toutes ses compositions sont conçues comme devant accueillir n’importe quel son arrivant de manière imprévue dans la composition. Il prétend en effet que le plus intéressant en art est l’imprévisibilité. Il considère la plupart des musiques de ses contemporains « trop bonnes car elles n’acceptent pas le chaos ». Il compose des musiques uniquement fondées sur le principe d’indétermination en utilisant différentes méthodes de tirage aléatoire comme le Yi-king. Exemple : Music of Changes (1951 : écouter le début du mvt 1). Il peut aussi s’appuyer sur les imperfections de la feuille de papier pour y inscrire des traits et des taches qui serviront de partition. Le mot « aléatoire » ne signifie pas chez John Cage « hasard », mais « chance » qu’il laisse aux événements d’avenir. Faut-il le considérer surtout comme compositeur ou comme chercheur, explorateur, inventeur, voire philosophe ?

- Les années 1960 voient se développer aux États-Unis un courant de musique minimaliste surtout caractérisé par l’utilisation d’une pulsation régulière et la répétition obsédante de courts motifs évoluant lentement. En France, le courant est fréquemment appelé musique répétitive et désigne plus spécifiquement les débuts du mouvement. C’est le cas de In C de Terry Riley (1964 : écouter le début). Il est souvent taxé de produit de consommation superficiel et n’ayant d’autre effet que d’hypnotiser les auditeurs. Cependant, il évolue vers plus de complexité. Chez Philipp Glass par exemple, l’aspect répétitif n’est plus prépondérant et des œuvres comme son Concerto pour violon et orchestre (1987) sont très éloignées du courant minimaliste du début (écouter le début du 3ème mvt). L’avenir dira si ces œuvres ne sont qu’une réaction simpliste et rétrograde aux avant-gardes ou un « souffle d’air frais » dans un contexte musical devenu trop conceptuel.

- En 1962, le Poème symphonique pour 100 métronomes de György Ligeti (voir vidéo ci-dessous) est un pied de nez à l’intelligentsia avant-gardiste (dont il fait partie), inspiré notamment par les jeux de John Cage. C’est la dernière œuvre créée par Ligeti en relation avec le groupe Fluxus. Elle fait scandale lors de sa première représentation. Il ne répète pas ce type d’expérience par la suite, mais plusieurs de ses pièces suivantes exploitent cette modification lente d’un paysage sonore. Exemple : Étude n° 2 pour orgue, « Coulée » (1969 : écouter). Les œuvres de la dernière période reviennent plus ou moins à un langage plus traditionnel. Mais l’invention et la facétie du compositeur demeurent, sans jamais sacrifier à son souci de clarté et de séduction.

Que conclure ?

On pourrait citer bien d’autres exemples d’œuvres dont on se demande si c’est encore de la musique tant elles s’écartent des modes d’expression usuels (mélodie, rythme, harmonie, timbre, etc.). On constate qu’un fort mouvement expérimental s’est développé dans la deuxième partie du XXe siècle, le plus souvent pour des raisons extra-musicales (volonté de provoquer), ou surtout par souci d’aller jusqu’au bout d’une recherche formelle. Il serait donc absurde de juger les œuvres issues de ce courant selon les critères habituels. On peut même douter qu’une nouvelle esthétique en ait émergé car, d’une part elles ne suscitent plus qu’un intérêt historique, d’autre part la plupart des compositeurs actuels ont renoué plus ou moins avec la tradition en revenant au diatonisme, voire à la tonalité et à la mélodie. On est bien loin des déclarations tapageuses du jeune Boulez des années 1950 : « Tout musicien qui n’a pas ressenti la nécessité du langage dodécaphonique est INUTILE. Car toute son œuvre se place en deçà des nécessités de son époque ». La plupart des rebelles d’alors ont ensuite adopté des positions beaucoup moins extrêmes, qui laissent une large place à des démarches plus traditionnelles.

De plus, même dans une musique contemporaine apparemment complexe et désarticulée, un auditeur aguerri ne pourrait-il pas entendre ce à quoi, comme le note Berg, « on reconnaissait jusqu’à aujourd’hui la qualité de toute musique : la mélodie, la richesse harmonique, la polyphonie, la perfection formelle, l’architecture, etc. » ? Et il affirme, en conclusion de son article, qu’il n’aurait lui-même aucun mal « à prouver leur présence incontestable dans telle ou telle œuvre contemporaine aussi aisément que dans la ”Rêverie” de Schumann ! » Ce que Berg écrit en 1920 est-il encore recevable aujourd’hui ? Si l’on en juge d’après le relatif retour en arrière opéré par de nombreux compositeurs depuis les années 1970 (lire un approfondissement sur la musique des années 1970 à aujourd’hui), il semble bien que oui.

L’avenir nous dira si la question reste ouverte ou mérite d’être reconsidérée.

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