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L’expression musicale des émotions

azerty (†), le 10/07/2022

Préambule

Il semble évident que la musique a sur chacun des effets émotionnels mais aussi physiques : battre des mains, se trémousser en rythme, se recueillir en se refermant sur soi-même, marcher au pas, etc. Le fait semble confirmé par une étude scientifique récente (lien). Pourtant, entendue à l’aveugle, une même musique rapide (écouter) peut avoir des effets bien différents selon les circonstances : désespérer, réjouir, stimuler ou même effrayer. Et une même musique lente (écouter) peut déclencher aussi bien l’affliction que la nostalgie ou la sérénité. Pour illustrer notre propos, nous avons choisi deux pages très connues de Johann Sebastian Bach (Toccata et fugue en ré mineur et Aria de la Suite n° 3) mais bien d’autres musiques auraient pu convenir : chacun peut en faire l’expérience en se prêtant au petit jeu suivant.

Petit jeu

Voici l’introduction de cinq airs tirés de l’opéra Rinaldo (1711) de Georg Friedrich Haendel : extrait 1extrait 2extrait 3extrait 4extrait 5. Le jeu consiste à trouver quelles paroles correspondent à chaque air (attention, parmi ces sept propositions, il y en a deux qui comptent pour du beurre) :

  1. « cruelle magicienne, rends-moi celle que j’aime »
  2. « goûtons la douceur de ce moment »
  3. « accourez terribles furies »
  4. « fier guerrier, accorde-moi une trêve »
  5. « je t’aime passionnément »
  6. « ma douleur est extrême »
  7. « aux armes compagnons » 

Autrement dit, quelle émotion vous semble exprimée par ces cinq extraits ? Pas facile, n’est-ce pas, quand on ne connaît pas le contexte et qu’on ne dispose que la musique pour juger ? La solution après la pub se trouve plus loin dans ce dossier.

Une évidence à remettre en question

Ce que nous présentions comme une évidence est donc en même temps une énigme : d’une part la musique semble ne rien pouvoir ni vouloir dire d’intelligible dans la mesure où elle ne renvoie à aucune image, ni à aucune information transmissible ; d’autre part elle parvient cependant, avec ses moyens propres, à nous suggérer des sensations, des émotions, voire des récits (dans le cas de la musique à programme). Nous avons déjà abordé cette question dans notre dossier "La musique a-t-elle un sens ?". Nous voudrions ici l’approfondir en l’orientant spécifiquement sur l’expression des émotions. Autrement dit : comment la musique arrive-t-elle à nous rendre triste ou gai, à nous détendre ou à nous angoisser, à nous surprendre ou à nous rassurer, à nous inviter à la méditation ou à exciter notre esprit, etc. ?

Force est bien de constater que tout dépend du contexte où s’inscrit la musique entendue, contexte sans lequel elle ne peut rien suggérer de précis. On peut rappeler à ce propos la célèbre déclaration d’Igor Stravinski : « Je considère la musique par essence, impuissante à exprimer quoi que ce soit : un sentiment, une attitude, un état psychologique, un phénomène de la nature, etc. », qu’il complète ainsi : « … Si, comme c’est le cas, la musique "paraît" exprimer quelque chose, ce n’est qu’une illusion et non une réalité. C’est […] une convention tacite et invétérée que nous lui avons prêtée, imposée, comme une étiquette, […] et que, par accoutumance ou inconscience, nous sommes arrivés à confondre avec son essence. »

La musique ne semblerait donc expressive que parce qu’elle baigne dans un contexte qui lui ajoute le sens dont elle est dépourvue. La musique est en effet par essence un art abstrait, vide de toute signification autre que celle qu’on lui prête par convention. L’idée même que le mode mineur suggère la tristesse alors que le mode majeur invite plutôt à la gaieté, est purement occidentale. Dans d’autres civilisations, la musique classique traditionnelle est construite sur des échelles parfois très complexes, introduisant des micro-intervalles (écouter un extrait d’un râga indien)  : pour ces cultures, les modes n’ont évidemment pas les mêmes connotations que notre majeur-mineur : plus d’informations

Depuis quelques années, les études concernant l’action de la musique sur le cerveau se sont multipliées. Faisant appel à l’imagerie par résonance magnétique (IRM), les neurologues ont cherché à comprendre comment les émotions se construisaient dans notre cerveau. Car en fait, tout se passe dans le cerveau qui, en fonction des circonstances et des expériences acquises antérieurement, produit telle ou telle réaction physique et émotionnelle. Un passionnant documentaire offre un résumé de ces recherches : écouter des extraits (12m).

Dans la mesure où c’est le contexte dans lequel une musique est entendue qui permet au cerveau de lui donner du sens, on comprend que, de tout temps, on ait utilisé la musique pour renforcer le potentiel expressif de situations, d’images ou de textes avec de la musique, et conditionner plus sûrement les réactions des auditeurs. Les hymnes nationaux en sont de bons exemples : dans de multiples circonstances (victoire sportive, meeting politique, cérémonie officielle…), ils exaltent les sentiments patriotiques. Il n’est donc pas étonnant que cette force évocatrice de la musique ait été instrumentalisée, comme nous allons le voir, pour servir une idéologie (système de valeurs politique, social ou religieux).

Contre-exemple : un chant à éviter

Dès le XVIe siècle, des régiments suisses, réputés pour leurs capacités militaires, étaient engagés comme mercenaires par d’autres pays. Mais leurs orchestres avaient pour consigne de ne pas jouer le Rans des vaches (écouter) car il faisait pleurer les soldats qui l’entendaient, les incitant à déserter pour revoir leur chère patrie. Bel exemple du pouvoir de la musique.

Émotions sous contrôle

La musique étant supposée dotée d’un pouvoir à la fois physique et émotionnel, on comprend qu’il ait semblé nécessaire aux autorités politiques ou morales du moment d’y mettre bon ordre afin d’utiliser ou de contrecarrer les effets de ce pouvoir. L’origine de cette volonté de contrôle remonte à l’Antiquité. Platon, le premier, stigmatise le caractère amollissant d’un certain genre de musique, mais prescrit celles qui incitent au courage et à la vertu. Cette voie sera suivie par son élève Aristote : pour les deux philosophes, la musique doit être mise au service de l’unité politique et de l’éducation du citoyen. Ayant le pouvoir de contribuer à former le caractère des jeunes gens et à leur faire mener une existence sage, elle est porteuse d’une fonction éducative essentielle au développement harmonieux de la Cité (lire les chapitres consacrés à Platon et à Aristote dans notre dossier Musique et Philosophie.

Au Moyen Âge, c’est le même but que poursuit l’Église quand elle met la musique au service de l’éducation de la foi. Toute audace est exclue car perçue comme un danger. C’est ainsi que l’Ars Nova est condamné par Jean XXII en 1322 parce que la complexité du nouveau style musical ne peut que perturber les fidèles. Par contre, au début du XVIIe siècle, le développement de la monodie accompagnée est importé sans difficulté dans la musique religieuse dans la mesure où la mélodie, ainsi mise en évidence, permet, mieux que dans la polyphonie traditionnelle, la compréhension des paroles de la liturgie. 

Plus près de nous, toujours dans l’idée de l’exploitation ou du rejet de certains genres de musique, on ne peut passer sous silence les effets dévastateurs de la politique culturelle menée sous Hitler en Allemagne et sous Staline en Russie. 

Les nazis inventent l’idée de « musique dégénérée » pour condamner les compositeurs juifs (Felix Mendelssohn-Bartholdy, Gustav Mahler,...) mais aussi toute forme de musique qui ne possède pas un caractère véritablement "allemand" (Alban Berg, Paul Hindemith…). Par contre, ils s’approprient Ludwig van Beethoven ou Richard Wagner pour sonoriser les grandes cérémonies du Reich. Leur politique musicale vise aussi à recueillir l’héritage folklorique, à favoriser l’éclosion d’une musique « claire, ardente et disciplinée » et à produire une histoire musicale mettant en avant la supériorité de la culture germanique.

Le totalitarisme soviétique n’est pas en reste pour exercer un contrôle sur la création musicale. Sergueï Sergueïevitch Prokofiev et Dimitri Chostakovitch en ont fait les frais et ils ont dû déployer tout leur génie pour rester authentiques malgré les contraintes imposées par le jdanovisme officiel. 

En dehors des interdits et des injonctions imposées par les autorités morales, religieuses ou politiques, il est un lieu où le pouvoir émotionnel de la musique a pu s’exercer en dehors de toute contrainte : c’est l’opéra et, plus généralement, le théâtre lyrique. On ne citera à cet égard que quelques exemples particulièrement représentatifs : au XIVe siècle, Le roman de Fauvel ; au XIXe, le mouvement populaire créé autour de Nabucco de Giuseppe Fortunino Francesco Verdi, Le nom même du compositeur devient un appel de la résistance. Son opéra Nabucco, représenté à la Scala de Milan le 9 mars 1842, connaît un immense succès. Il évoque le destin des juifs, opprimés par Nabuchodonosor à Babylone (écouter le Chœur des esclaves). Les Milanais, alors sous occupation autrichienne, ne tardent pas à s’identifier aux malheureux Hébreux. L’opéra est alors compris comme l’appel d’un peuple pour son indépendance avec, comme point culminant, le fameux « Va, pensiero », véritable hymne à la liberté. Ce chœur, connu de tous les Italiens, continuera d’être chanté comme signe de protestation et de ralliement dans toute circonstance difficile subie par le pays.

Toujours dans le domaine de la musique vocale, on peut aussi donner l’exemple des Trois petites liturgies de la présence divine (1944) d’Olivier Messiaen. Lors de sa création, l’œuvre fut bien reçue par le public mais plus froidement par la critique. Le compositeur fut en effet accusé de blasphème, non pas à cause du texte, mais parce qu’il avait osé exprimer des sentiments chrétiens avec des superpositions modales inouïes et intégrer dans une musique liturgique occidentale des références à des musiques extrême-orientales et à des chants d’oiseaux (écouter le début). Autre exemple : celui de la Sinfonia (1968) de Luciano Berio. Dans le deuxième mouvement, dédié à la mémoire de Martin Luther King, l’énonciation du nom, syllabe par syllabe, coïncide avec le démantèlement du tissu musical (écouter la fin de ce second mouvement).

Ces derniers exemples nous invitent à aborder les moyens spécifiquement musicaux dont disposent les compositeurs pour susciter des émotions chez les auditeurs.

Moyens musicaux au service de l’expression des émotions

Dans le chapitre précédent concernant les diverses tentatives pour contrôler la vie musicale, nous avons essentiellement rencontré des musiques s’appuyant sur un support littéraire. Mais, si l’auditeur ressent des émotions à l’écoute d’une musique, ce n’est pas seulement parce qu’elle illustre un texte chargé d’affects (poème, récit, livret d’opéra, argument d’un ballet, texte liturgique ou autres). Pour être captivé par un poème symphonique, nul besoin d’en connaître l’argument ; pour être transporté par la Symphonie fantastique, nul besoin de connaître le programme rédigé par Hector Berlioz. Il suffit de se laisser porter par le discours purement musical que le compositeur met en œuvre avec plus ou moins de talent ou de génie, que l’interprète s’efforce d’exploiter au mieux pour traduire tout ce dont la partition est porteuse, et que l’auditeur enfin doit s’approprier, pour apprécier tous les rebondissements de la composition : nuances, couleurs, modulations, accents, contrastes, respirations, ruptures, etc.

Parmi ces moyens purement musicaux, le tempo (lent-rapide) et le mode (majeur-mineur) viennent immédiatement à l’esprit pour inspirer des émotions. Un tempo lent et un mode mineur semblent aller de soi pour une marche funèbre (écouter celle de la Troisième Symphonie de Beethoven). Un tempo modéré et un mode majeur seront évidemment plus indiqués pour une marche nuptiale (écouter celle de Lohengrin, de Wagner). Mais le compositeur dispose de bien d’autres ressources pour servir son désir d’expression. Nous allons ci-après en examiner quelques-unes.

Un langage fondé sur la consonance suggère les sentiments d’équilibre et de plénitude qui caractérisent la période classique alors que des dissonances systématiques et une mélodie distendue installent plutôt un sentiment de tension, voire de malaise, comme dans la musique sérielle d’Anton Webern (écouter l’op. 10 n° 1).

Concernant la couleur sonore, l’usage des instruments est lui aussi purement conventionnel : la trompette et les cuivres pour fanfaronner (écouter un extrait d’Aïda, de Verdi), le violoncelle à la voix chaude et grave pour traduire une atmosphère paisible (écouter Le Cygne, de Saint-Saëns), la flûte pour son côté nostalgique et pastoral (écouter Syrinx, de Debussy), etc. Dans son Traité d’instrumentation, Hector Berlioz s’efforce d’aller au-delà des conventions pour mettre en relief la richesse potentielle des différents instruments.

La doctrine des passions ou "théorie des affects"

a) Présentation

La question de l’expression musicale des émotions a fait l’objet au XVIIe siècle d’une attention particulière, au point de susciter une "théorie des affects", véritable rhétorique fondée sur l’idée que les passions humaines sont en concordance avec des signes visibles (dans le cas des arts plastiques) ou audibles (dans le cas de la musique). Elle s’efforce de codifier ces signes de façon à leur faire correspondre des émotions et conforte les compositeurs dans leur recherche pour traduire musicalement la charge émotionnelle du texte mis en musique. 

Ce n’est pas un hasard si cette réflexion théorique émerge à la fin du XVIe siècle. En effet, au moins jusqu’à la Renaissance, la parole sur la musique est monopolisée par l’Église (le chant grégorien ou musica plana, chanté à l’unisson, est présenté comme le modèle d’une musique pratiquée par une communauté unie dans l’amour de Dieu). Il en va tout autrement quand la scène musicale se déplace vers les cours princières et les demeures bourgeoises. En Italie notamment, des érudits déclarent que la musique doit être au service d’un texte, non pas religieux, mais poétique, chargé de sentiments profanes. Se pose alors la question de savoir comment traduire ces "affects". C’est le madrigal qui concentre la recherche sur les moyens à mettre en œuvre : inflexions expressives de la voix, intensité, tenues, arrêts brusques, etc. 

Ainsi se constitue une véritable rhétorique qui sera notamment évoquée par le fin lettré Lorenzo Giacomini (1552-1598) dans ses Oraisons et Discours. Il y définit une affection comme « un mouvement spirituel dans lequel l’esprit est attiré ou repoussé par un objet connu à la suite d’un déséquilibre dans les organes des sens ». Autrement dit, un affect est une émotion provoquée par une perception : par exemple, l’audition d’un madrigal. Giacomini ne ne fait que reprendre une pensée déjà largement répandue au moment où se créent, fin XVIe siècle, des rencontres d’humanistes comme la Camerata fiorentina. Réunissant des poètes, des musiciens et des intellectuels, ces "Académies" s’efforcent d’orienter les tendances artistiques de l’époque vers un "retour à l’antique". Mais, ne disposant que d’écrits théoriques sur la musique grecque, c’est en fait une relation nouvelle entre le texte et la mélodie qu’ils élaborent, notamment à travers le stile recitativo (ou représentativo) , plus à même de communiquer des affetti (émotions) que l’ancienne écriture contrapuntique. Ce style sera magnifiquement illustré par l’opéra inventé autour de 1700 par Claudio Monteverdi à partir des "dramma musicae" de Jacopo Peri. La réflexion menée dans les Académies italiennes n’est que le début d’une théorisation qui va toucher toute l’Europe baroque.

b) René Descartes

Le philosophe René Descartes écrit en 1616 dans son Abrégé de musique Compendium musicae, publié après sa mort en 1650 : «  Sa fin [la musique] est de plaire et d’exciter en nous diverses passions […]. Pour qui regarde les différentes passions (émotions) que la musique excite en nous, par la seule variété des mesures, je dis en général qu’une mesure lente (tempo lent) produit en nous des passions lentes telles que peuvent être la langueur, la tristesse, la crainte et l’orgueil, etc. Et que la mesure prompte au contraire fait naître des passions promptes et plus vives, comme la gaieté, la joie, etc. » Il s’intéresse en outre au rôle expressif de la "batterie" (pulsation rythmique) et des accords (consonants et dissonants).

N’étant pas musicien lui-même, Descartes résonne plutôt en théoricien et n’approfondit pas son approche des moyens proprement musicaux devant être mis au service de l’expression. Il soutient par ailleurs dans Les passions de l’âme qu’il y a six passions de base qui peuvent être combinées en de nombreuses formes intermédiaires (notées entre parenthèses) : admiration (surprise, mystère, peur), amour (contentement, plénitude), haine (colère, fureur), désir (convoitise, espérance, courage), joie (allégresse, triomphe) et tristesse (mélancolie, nostalgie). Et il n’est pas difficile de déduire des analyses du philosophe que chacune de ces passions engendre des émotions susceptibles d’être transmises par la musique : « … il est aisé de concevoir que les sons […] excitent aussi quelque mouvement en nos nerfs, qui passe par leur moyen jusqu’au cerveau. Et outre que ces divers mouvements du cerveau font avoir à notre âme divers sentiments […] contre notre volonté. »

c) Bach

En Allemagne, comme partout en Europe, la "Théorie des Passions" imprègne la pensée des compositeurs, notamment celle de Johann Sebastian Bach. Elle forme une sorte de lexique musical qui se retrouve largement dans l’œuvre du Cantor. Parmi la foule d’exemples possibles, nous ne nous appuierons que sur des extraits de la Cantate BWV 4, écrite à l’occasion du jour de Pâques, moment clé de la liturgie chrétienne où l’on fête la résurrection du Christ.

La cantate de Bach est en fait une succession de sept variations sur un thème, exposé dans la Sinfonia initiale, qui présente deux mouvements contraires : le premier, descendant, symbolise le passage du ciel vers la Terre où se trouve le tombeau du Christ (écouter) ; le second, ascendant, correspond à l’ascension du Christ, de sa sépulture terrestre vers le ciel (écouter). Cette Sinfonia est un condensé de toute la cantate : d’abord le deuil lié à la mort du Christ, ensuite sa résurrection et l’allégresse provoquée par le miracle. Les 7 versets qui suivent sont autant de variations correspondant à la succession des différents sentiments éprouvés par les croyants. Le premier verset, « Christ, qui s’est sacrifié pour racheter nos péchés, est mort et ressuscité », superpose, dans un tempo rapide et un contrepoint savant, l’idée de deuil (mort : mouvement descendant) et celle de bonheur (résurrection : mouvement ascendant) ; de constantes modulations font passer du mineur au majeur (écouter). La pièce se termine sur un Alléluia étourdissant (écouter). Le second verset, globalement en mineur et dans un tempo modéré, est un duetto (soprano-alto). On y constate, dans la deuxième partie, un traitement plus disjoint de la mélodie, que se partagent les deux chanteuses, et qui traduit le désarroi des humains devant la mort (écouter). Le troisième verset est un chant de louanges du Christ confié au ténor (voix traditionnellement réservée à l’espérance). Dans un tempo rapide et naviguant entre le majeur et le mineur, la mélodie se déploie sur des traits de violon qui installent un sentiment d’allégresse (écouter). Dans la deuxième partie de l’aria, le chanteur s’interrompt brusquement, long silence ô combien éloquent, sur le mot nicht (rien) : « il ne craint rien… de la mort » (écouter). Le sixième verset, au rythme cadencé, est un duetto où se superposent les guirlandes sonores d’une soprano et d’un ténor : « Qu’une grande fête célèbre le bonheur que nous dispense le Seigneur car il a effacé nos péchés. » (écouter). Enfin, la cantate se termine par un choral qui commente l’eucharistie : « Le Christ est notre nourriture et rassasie nos âmes ». Le rythme régulier ainsi que l’écriture verticale homophone de ce septième verset, installent un climat de sérénité. Un dernier accord parfait majeur ouvre sur l’espoir d’une renaissance (écouter).

d) Johann Mattheson

On vient de voir comment, chez Bach, les mouvements mélodiques, le tempo, la couleur modale, le choix des tessitures vocales, les silences, etc. participent à l’expression des différents sentiments (ou "passions") présents dans le texte. Ces différents procédés d’écriture ne sont pas seulement liés au génie du compositeur, ils sont consubstantiels au langage musical de l’époque et, dès la fin de la Renaissance, ils font l’objet de nombreux traités comme celui du jésuite Athanasius Kircher (1601-1680) qui en dresse un inventaire connu des compositeurs allemands. Un autre théoricien, contemporain de Bach, fera autorité dans ce domaine : Johann Mattheson (1681-1764). Son originalité tient au fait qu’il est d’abord un compositeur talentueux et qu’il illustre par de nombreux exemples musicaux un texte pas toujours lumineux. Voici quelques extraits tirés de son ouvrage "Le parfait Capellmeister" (1739) :

« La joie étant une expansion de notre âme, je ne pourrais mieux l’exprimer que par des intervalles importants et élargis. […] La tristesse est une contraction de ces parties subtiles de notre corps, il est facile de voir que les petits et les plus petits intervalles sont les plus adaptés à cette passion . […] L’espoir est une élévation de l’âme ou des esprits, mais le désespoir en est une dépression : ils peuvent très naturellement être représentés par le son (tempo en particulier) ainsi que toutes les émotions et il faut composer en conséquence. […] La fierté, l’orgueil, l’arrogance, etc., sont généralement représentés ou exprimés par des figures musicales majestueuses et pompeuses. Cependant, on ne doit jamais permettre une ligne musicale éphémère et descendante, mais toujours ascendante. […] La colère, l’ardeur, la vengeance, la rage, la fureur et toutes les autres affections aussi violentes sont en fait plus faciles à rendre que les passions douces et agréables qui sont traitées avec beaucoup plus de raffinement. Avec les premières il faut gronder fortement, faire beaucoup de bruit et utiliser les notes avec de nombreuses queues (doubles et triples croches). […] Ce qui est opposé à l’espoir et donne lieu à un arrangement contrasté de sons, s’appelle peur, abattement, échec, etc. »

Solution du petit jeu

Haendel est contemporain de Matthesson dont il connaît les thèses sur l’expression des passions (ils sont d’ailleurs amis et échangent idées et partitions). Cependant, notre petit jeu montre qu’il y a loin de la théorie à la pratique. On le constate à la lecture de la solution : 1c, 2e, 3d, 4f et 5a. Autrement dit : - extrait 1  : c) « accourez terribles furies », - extrait 2  : e) « je t’aime passionnément », - extrait 3  : d) « fier guerrier, accorde-moi une trêve », - extrait 4  : f) « ma douleur est extrême », - extrait 5  : a) « cruelle magicienne, rends-moi celle que j’aime ».

Rappel des propositions : a) « cruelle magicienne, rends-moi celle que j’aime », b) « goûtons la douceur de ce moment », c) « accourez terribles furies », d) « fier guerrier, accorde-moi une trêve », e) « je t’aime passionnément », f) « ma douleur est extrême », g) « aux armes compagnons ». 

Si vous avez 1 bonne réponse, ce n’est déjà pas si mal ; 2 bonnes réponses, c’est plus que correct ; 3 bonnes réponses, vous êtes formidable (ou vous avez beaucoup de chance…) ; 4 ou 5 bonnes réponses, il faut vous mettre sous globe car vous êtes sûrement une réincarnation de Haendel.

e) La Querelle des bouffons et le "style sensible"

La théorie des passions aura de profondes répercussions sur la célèbre Querelle des bouffons. Si les participants à cette polémique s’accordent pour reconnaître que l’expression des passions est le but du musicien, ils divergent quant aux procédés à mettre en œuvre pour y parvenir : les uns, avec Jean-Philippe Rameau, soutiennent que c’est par l’harmonie, les autres, avec Jean-Jacques Rousseau, que c’est par la mélodie. Ce dernier oppose au style ampoulé, et embarrassé de multiples ornements, de l’opéra français, la légèreté du style italien, qui ne s’embarrasse pas d’accompagnement chargé mais laisse se déployer le chant en toute liberté. Les supporters de Rameau jugent au contraire les nombreuses vocalises que s’autorise ce style comme des criailleries exagérées et maniéristes, comme, en somme, une pauvre façon d’exprimer les passions et une dégradation du subtil "style récitativo" (écouter un extrait de La Cecchina de Piccinni).

L’expression des passions atteint une sorte d’apogée avec le style Empfindsamkeit (style sensible) de Carl Philipp Emanuel Bach : modulations dramatiques, rythmes imprévus et largement syncopés, brusques silences. Le compositeur est d’ailleurs le premier à indiquer des nuances sur ses partitions, notamment sur ses Fantaisies et ses Sonates (écouter le début de la WQ 59), ce qui le conduit à préférer l’emploi du clavicorde et du pianoforte à celui du clavecin.

f) Après la période baroque

Après 1750, les compositeurs de la période classique prennent de la distance avec la doctrine des passions. Ils sont plus attachés à construire un développement (qui se traduit notamment par la naissance de la symphonie et de la forme sonate) qu’à s’épancher dans des mélodies chargées d’affetti. Si nous percevons de la mélancolie dans un adagio de Wolfgang Mozart (écouter le Concerto pour piano n° 21), c’est uniquement l’effet d’un réflexe conditionné d’auditeur. C’est un même réflexe qui, dans cet air de Christoph Willibald Gluck où Orphée (chanté par une femme comme d’usage à l’époque) déplore la perte de son Eurydice (écouter), nous fait entendre de la douleur alors qu’il est en mode majeur et dans un tempo plutôt allègre (ce qui est contraire à toutes les règles !).

La période romantique qui suit, où les compositeurs cherchent à nous faire ressentir tous les élans de leur sensibilité, semble particulièrement propice à la résurgence de la doctrine des passions. Cependant, ce n’est pas tant des émotions qu’ils expriment mais des récits qu’ils s’efforcent d’illustrer. Prenons par exemple deux formes caractéristiques de cette période : le Lied (ou la mélodie) et le poème symphonique. Dans le Lied allemand et la mélodie française, la musique (généralement confiée au piano) fusionne avec le poème pour créer un véritable paysage. Dans le poème symphonique (et plus généralement la musique à programme ), les romantiques cherchent à créer un équivalent musical au récit narratif. On connaît la célèbre Moldau où Smetana nous fait suivre le cours d’une rivière, depuis sa source jusqu’à Prague où elle se jette dans l’Elbe. De son côté Liszt brosse une véritable fresque historique avec sa Bataille des Huns où il s’attache plus à évoquer des impressions et des mouvements que les précisions d’un récit. On a ainsi pu avancer que les peintures musicales de Liszt offraient un avant-goût de celles de Debussy.

On pourra dresser le même constat chez les postromantiques, notamment chez Gustav Mahler qui écrivait en 1911 à propos de sa Symphonie n° 8: « Imaginez tout l’univers qui se met à sonner et à résonner. Ce ne sont plus des voix humaines, mais des planètes et des soleils en révolution. » N’est-ce pas une porte ouverte à l’imagination de l’auditeur ?

g) Et après 1900 ?

Nous voilà arrivés au moment où Stravinski déclare que la musique n’exprime rien. Il enregistre en quelque sorte l’essoufflement de la musique tonale, langage attitré de la monodie accompagnée, si bien exploitée par Monteverdi pour servir l’expressivité d’un poème. Ce que Stravinski affirme, en remettant en question une tradition longue de trois siècles, c’est que la musique, avant d’être un moyen d’épancher ses émotions ou d’illustrer une histoire, est d’abord une recherche formelle. On peut comparer sa déclaration à celle du peintre Maurice Denis (1870-1944) à propos de l’art abstrait : «   Se rappeler qu’un tableau, avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées.  »

Pour illustrer le fait que la musique n’est pas une redondance, on pourrait prendre bien des exemples empruntés aux compositeurs encore vivants. Ainsi, quand Marc-André Dalbavie (né en 1961) intitule une de ses œuvres Diadèmes (1986), ce n’est pas pour décrire ce type de bijou ou évoquer des têtes couronnées mais pour proposer un équivalent verbal poétique au dialogue entre un alto sonorisé, un dispositif électronique et un ensemble instrumental traditionnel.

Aujourd’hui encore, la musique de film semble pouvoir s’inspirer de la "doctrine des passions". Mais en fait, c’est dans les images que le public trouve matière à éprouver des émotions et des sensations. La musique ne les crée pas, tout au plus elle les renforce. D’ailleurs, la bande-son d’un film peut être entendue pour elle-même, sans le contexte des images, et ne plus du tout évoquer ce qui est montré.

Conclusion

Ce long dossier nous a fait passer des choix musicaux de Platon jusqu’à l’analyse de la musique de film aujourd’hui, en passant par les effets de la "doctrine des passions". Durant tout ce parcours, deux thèses s’opposent. La première s’appuie sur l’idée que la musique est d’abord un moyen d’expression qui permet aux compositeurs, ainsi qu’à leurs interprètes, de traduire et de transmettre leurs émotions. La deuxième repose sur le fait que la musique est avant tout un langage spécifique, le plus abstrait qui soit car indépendant de toute référence extérieure, et donc vide de ces émotions dont sont porteurs les mots et les images. On peut certes y trouver matière à rire ou à pleurer mais ce n’est qu’un effet de l’imagination de l’auditeur, autrement dit, par pure « convention, accoutumance ou inconscience » comme l’affirme Stravinski (lire notre dossier sur l’écoute affective). 

Mais alors, si nous réduisons la musique à une recherche purement formelle, comment expliquer l’attrait affectif qu’elle exerce sur nous ? Cette séduction s’explique simplement par le plaisir qu’elle nous procure. Mais oui, c’est aussi bête que cela. Cette succession d’événements sonores que le compositeur nous propose, cette combinaison de sons, de rythmes et de silences qu’il organise avec plus ou moins d’invention et d’habileté, trouve son aboutissement et sa récompense dans le plaisir éprouvé par l’auditeur, quelle que soit sa façon d’écouter la musique. La plupart des compositeurs ne disent pas autre chose : «  La musique est une harmonie agréable célébrant Dieu et les plaisirs permis de l’âme. (J. S. Bach in Music Quotations) ; « La musique est l’art d’accommoder les sons de manière agréable à l’oreille » (Jean-Jacques Rousseau, article "Musique" in Encyclopédie de Diderot et d’Alembert) ; « Il n’y a pas de théorie, il suffit d’entendre, le plaisir est la règle. » (Claude Debussy, propos rapporté par la pianiste Marguerite Long).

Et finalement, ce plaisir pouvant prendre bien des formes, pourquoi pas celle de l’émotion, du moment délicieux où l’on s’abandonne à ce dérèglement de nos sens ? Car, si l’on remonte à l’étymologie du mot "émotion" (le latin e-motio, action de mouvoir hors de), l’émotion n’est-elle pas ce mouvement qui nous sort de nous-mêmes, nous transporte et nous bouleverse ? Berlioz a bien décrit cet état second : « À l’audition de certains morceaux de musique, mes forces vitales semblent d’abord doublées ; je sens un plaisir délicieux où le raisonnement n’entre pour rien […] ; l’émotion croissant en raison directe de l’énergie ou de la grandeur des idées de l’auteur, produit bientôt une agitation étrange dans la circulation du sang ; mes artères battent avec violence ; les larmes qui, d’ordinaire, annoncent la fin du paroxysme, n’en indiquent souvent qu’un état progressif, qui doit être de beaucoup dépassé. En ce cas, ce sont des contractions spasmodiques des muscles, un tremblement de tous les membres, un engourdissement total des pieds et des mains, une paralysie partielle des nerfs de la vision et de l’audition, je n’y vois plus, j’entends à peine ; vertige… demi-évanouissement… on pense bien que des sensations portées à ce degré de violence sont assez rares. » (Hector Berlioz, À travers chants).

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