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Mahler - Trois interprétations de la dixième symphonie

F. Sarindar, le 28/02/2013

Il est bien connu que les grands chefs qui veulent laisser une intégrale des symphonies de Gustav Mahler ont le choix soit de n’enregistrer que la série de 1 à 9 plus l’adagio de la Dixième au motif que ce fut le seul des cinq mouvements à être pleinement orchestré par Mahler, et cette façon de faire les met à l’abri de la moindre critique, soit de prendre le risque de livrer aussi la Dixième symphonie dans sa totalité, le plus souvent sous la forme laissée par le musicologue Deryck Cooke, et dont la première audition remonte à décembre 1960.

Je dois avouer que je suis bien plus satisfait par l’attitude des seconds que par celle des premiers, et que je trouve plus courageux de prendre cette Dixième Symphonie en son entier, malgré l’ordre formel donné par Mahler lui-même de détruire les esquisses des mouvements non orchestrés lorsqu’il sentit sa fin approcher.

Nous voici au cœur du drame vécu par Gustav Mahler en 1910, et qui n’a pas dû arranger son état de santé, car il y a quand même un rapprochement à faire entre la crise sentimentale traversée par le couple Mahler durant l’été 1910 et le brusque déclin du compositeur en 1911, même si l’on doit admettre qu’il y a aussi des raisons purement physiques à son décès le 18 mai 1911.

Est-ce la pudeur à l’égard de Mahler qui explique le refus de certains chefs d’orchestre de jouer d’autres mouvements que l’adagio de cette Dixième Symphonie, pour ne pas insister sur ce qui s’est passé entre Gustav et Alma Mahler dans l’instant où une lettre de l’architecte Walter Gropius a révélé à Mahler la liaison que sa femme avait avec l’auteur du courrier par trop explicite ? Est-ce par excès de scrupule en raison des dernières volontés exprimées par Mahler ? Est-ce pour se donner un genre "sérieux" ?

Je ne sais que répondre, mais j’avoue que je trouve courageux de la part d’Alma Mahler-Werfel de n’avoir rien fait de ce que lui demandait Gustav Mahler et d’avoir confié le manuscrit entier laissé par le compositeur pour qu’il fût publié. Ce fut chose faite en 1924, et l’on découvrit ainsi que les quatre mouvements qui suivent l’adagio existaient à l’état d’esquisses. Et Alma couronna le tout en autorisant Deryck Cooke à faire connaître publiquement l’œuvre orchestrée par lui de bout en bout, car après tout on y trouvait aussi trace des tourments vécus par Mahler durant l’été 1910 après la découverte des infidélités de son épouse. Mais on y pouvait lire tout autant dans les marges du manuscrit les mots d’amour répétés par Mahler, surtout dans le dernier mouvement où l’on entend cette magnifique mélodie qui suit les coups de tambour-marteau réitérés qui retentissent comme la foudre dans une vie qui paraissait sereine, de telle façon que l’on ne sait pas si l’on doit croire que l’idylle est là de nouveau ou si ne se mêle pas à l’envie de reconquérir le cœur d’Alma une sombre amertume. Tout cela a conduit en tout Mahler à sortir toutes ses tripes et à repenser son discours musical plus personnel et du coup plus émouvant que jamais.

Pour moi, la version la plus convaincante de cette oeuvre "reconstituée" sans être nullement "inventée" nous vient de Wyn Morris qui, à la tête du New Philharmonia Orchestra, a gravé pour nous un enregistrement inoubliable en octobre 1972, rendant au mieux le double aspect "sentimental" et "poignant" de l’œuvre. Sir Simon Rattle a fait un travail estimable en nous laissant deux versions intéressantes de l’œuvre, une fois en 1980 et la suivante en 1999 (je ne pense pas la même chose du "live" de 1992). En 2007, un tout jeune chef s’est lancé le défi de nous laisser une version qui adopterait le parti selon lequel Mahler aurait exprimé là sa rage de vivre, comme une seconde jeunesse en quelque sorte. À l’écoute, on est à la fois charmé et déçu, charmé parce qu’il réussit à bien nous faire repérer les parties qui appartiennent à chaque instrument, mais déçu parce que l’on entend dans chaque mouvement une ligne sonore continue sans vraie rupture bien marquée quand elle devrait nécessairement l’être, dans les changements d’humeur évidents du compositeur et dans les atmosphères alternées. Le "continuum" interne dans un mouvement serait valable si l’on y repérait vraiment l’homogénéité totale des éléments, dans la vision classique de ce que doit être une symphonie, mais Daniel Harding, s’il profite merveilleusement de la beauté des cordes du Wiener Philharmoniker, oublie quelque chose d’essentiel, c’est que dans cette Dixième Symphonie Mahler a tourné le dos à bien des leçons qu’il avait apprises et appliquées et qu’il avait inextricablement mêlées à la modernité de son discours musical dans ses œuvres précédentes, et que cet affranchissement lui a donné comme un second souffle et que ses forces momentanément décuplées, au moins dans sa tête, dans son cœur et sur le papier, ont libéré un torrent déversant qui interdit d’imaginer une suite logique dans cet ensemble de cinq mouvements où visiblement aucun retour à ce qui "avait été" n’était désormais possible. L’ensemble, il est vrai se tient, mais plus sur le plan de ce qui se passe en profondeur que de ce que l’on se contente d’entendre. La beauté sonore ne suffit pas à cette Dixième, il y faut aussi du tragique et de fortes torsions. Wyn Morris a su trouver cette juste mesure entre les deux.

On ne m’en voudra pas de ne parler ici que de la version de Deryck Cooke (qui en réalité se décline en trois), de ne citer que trois enregistrements parmi bien d’autres (et il y en a d’excellents), et de ne rien dire des versions orchestrées par Carpenter, Barshai ou Mazzetti. Je laisse à d’autres le soin d’apprécier celles-ci.

Mon choix me permet juste d’illustrer mon propos.

Chaque mouvement a sa logique propre : l’adagio pris tout seul nous relie faussement à ce que l’on a entendu dans la Neuvième (sans doute parce qu’on croit y reconnaître une atmosphère à la Anton Bruckner et un adieu à la vie), mais la suite vient immédiatement nous détromper, même si le Finale joué Allegro moderato le rejoint en lenteur ou en modération (en apparence seulement !). Les deux scherzi qui épaulent le mouvement central sont éloquents mais le deuxième a plus d’intensité. Le mouvement central appelé Purgatorio est en fait le sas de passage qui a permis à Mahler d’envisager que tout n’était pas fini avec Alma (d’où le titre choisi ostensiblement) car l’on pourrait y voir comme la volonté d’aller rapidement vers un horizon où disparaîtrait enfin l’angoisse de perdre ce à quoi l’on tient.

Le finale est pour moi le sommet de l’œuvre de Mahler parce qu’il concentre en lui-même l’ultime combat de l’homme qui redécouvre des raisons de s’accrocher à ce repère qu’est pour lui Alma et qu’il a bien longtemps voulu garder dans son ombre, en oubliant de la combler d’attentions, et là Mahler a redoublé de marques d’une affection sincère et parfois avec des accents terriblement déchirants.

La Symphonie inachevée de Mahler nous est en fait entièrement révélée dans l’état où son créateur l’a laissée et elle doit être considérée sous cette forme.

Par François Sarindar, auteur de : Lawrence d’Arabie. Thomas Edward, cet inconnu

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