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Musique et silence

azerty (†), le 27/01/2024

On pourrait retourner la boutade des frères Goncourt : c’est le silence qui fait apprécier la musique à son prix… car c’est parfois pour briser un silence trop pesant que l’on préfère diffuser de la musique. Mais de quel silence parle-ton ? Car il y a certes le silence comme absence de musique, mais aussi le silence avant la musique, le silence après la musique et le silence à l’intérieur de la musique. Nous allons examiner ces différents cas mais nous voulons auparavant interroger le sens usuel que l’on prête au mot silence.

"Le silence n’existe pas" (John Cage)

C’est le compositeur John Cage, facétieux mais néanmoins philosophe à sa façon, qui a le mieux réussi à mettre en question le concept même de silence. En 1951, il se lie au groupe d’artistes qui forment ce qu’il est convenu d’appeler l’École de New York. Il rencontre notamment le peintre Robert Rauschenberg dont les toiles blanches (sic !) lui inspirent la pièce silencieuse (re sic !) 4′33″ (soit 273 secondes, chiffre qui est la température du zéro absolu en degré Kelvin). Dans ce morceau où l’interprète... ne joue pas, le public est invité à écouter les bruits ambiants de la salle de concert (1ère « audition » en 1952 : écouter sur YouTube).

Cette "non-musique", qui tient plutôt du happening (performance artistique), découle aussi de l’expérience que Cage a réalisée dans une chambre anéchoïque dans laquelle il s’aperçoit que « le silence n’existe pas car deux sons persistent : les battements du cœur et le son aigu du système nerveux ». L’impression de silence que nous percevons ne correspond donc pas à une absence de sons ou de bruits, mais à un niveau moindre des sons et des bruits qui ne peuvent manquer de peupler l’ambiance sonore. C’est en vain que l’on cherche à fuir les bruits de la ville en se réfugiant à la campagne car on n’y est pas à l’abri de l’aboiement des chiens, du souffle du vent, du pépiement des oiseaux ou du bourdonnement des insectes  !

Le silence comme contraire de la musique

Avec ses 4’33", Cage fait la démonstration éclatante que le silence n’existe pas, mais fait-il de la musique pour autant ? Pour lui la réponse est affirmative car il se remet entièrement à l’inattendu : pour lui, tout phénomène sonore qui advient par hasard peut-être considéré comme potentiellement musical. On pourrait penser que cette idée est partagée par les nombreux compositeurs qui ont inclus des bruits dans leur orchestre (on pourrait aussi évoquer le bruitisme de Luigi Russolo ou les bruits enregistrés et manipulés de la musique concrète). Mais nul hasard dans leurs compositions.

Il y a toujours, chez les compositeurs précédents, la volonté d’organiser les phénomènes sonores. Ce n’est pas le cas dans la pièce de Cage, où il n’y a que l’advenue non contrôlée de bruits ambiants laissés à l’état brut. Il semble alors qu’il serait plus juste de parler, non de musique silencieuse, mais de musique muette, autrement dit d’absence de "musique" (au sens général du terme : organisation réfléchie de phénomènes sonores). Dans le cas de Cage, le silence apparaît bien comme le contraire de la musique. Dans son ouvrage intitulé « Silence »,  il écrit d’ailleurs : « Je n’ai jamais écouté aucun son sans l’aimer : le seul problème avec les sons, c’est la musique ».

Un joyeux canular

Les Arts incohérents, sont initiés en 1882 par Jules Lévy. Ils regroupent des peintres, des écrivains, des journalistes et des caricaturistes dont le but est de faire rire les Français de cette fin de siècle. Parmi eux, l’écrivain Alphonse Allais imagine la première musique muette : parce que « les grandes douleurs sont muettes », sa Marche funèbre composée pour les funérailles d’un grand homme sourd est une page de musique où ne figurent que des silences. Avec son idée saugrenue de "non-musique", il devance sans le savoir de 60 ans le 4’33" de John Cage.

Le silence avant la musique.

Imaginez-vous dans une salle de concert. Chacun a regagné sa place, ça va commencer… l’orchestre pénètre sur la scène, applaudissements… puis c’est le tour du chef d’orchestre, qui salue le public… applaudissements encore qui s’éteignent peu à peu et s’arrêtent quand le chef se retourne vers l’orchestre… derniers toussotements et un silence relatif s’établit dans la salle (écouter). Moment magique d’attention suspendue du public et de concentration des musiciens qui ont l’œil rivé sur le chef… celui-ci soulève légèrement les bras, jette un coup d’œil circulaire sur l’orchestre, prend une inspiration en levant encore un peu les bras, et la musique commence au moment pile où il les baisse : pom pom pom poooom, pom pom pom poooom… Vous avez reconnu : c’est la Cinquième de Ludwig van Beethoven (écouter).

Le public a effectivement fait silence avant que la musique ne commence, mais il faut savoir que, comme c’est le cas de bien d’autres œuvres, le début de la Cinquième commence sur une levée, donc par un silence, un demi-soupir en l’occurrence, comme on peut le vérifier sur la partition ci-dessous :

Au silence du public s’ajoute donc un tout petit silence, écrit dans la partition : c’est comme si Beethoven voulait prendre son élan avant de précipiter l’auditeur dans le tourbillon effréné du premier mouvement de sa symphonie

Le silence après la musique.

Nous sommes toujours au concert. C’est la fin, la musique s’est éteinte : c’était magnifique ! L’auditoire est sous le charme, le chef d’orchestre, toujours tourné vers les musiciens, leur sourit, reconnaissant. Court moment d’un silence recueilli… le chef se retourne alors vers le public : tonnerre d’applaudissements (écouter).

On pourrait appliquer à Beethoven la réflexion si juste de Sacha Guitry : « Ô privilège du génie ! Lorsqu’on vient d’entendre un morceau de Mozart, le silence qui lui succède est encore de lui. » (extrait de Toutes réflexions faites).

Le silence dans la musique

Place du silence

Tout musicien sait à quel point le silence tient une place importante dans le discours musical. C’est ce que nous rappelle Jean Starobinski : « Les vrais musiciens, par la manière dont ils attaquent le silence, le rendent plus profond. » (extrait de Le plein et le vide).

On rapporte que, quand on demandait à Mozart ce qui, pour lui, était le plus important en musique, il répondait : « le silence ». Le début de sa Symphonie n° 36 "Linz" en est une éclatante démonstration (écouter et voir la partition sur Youtube

En musique le silence ne s’éprouve que quand l’interprète arrête de jouer. Cet intervalle plus ou moins long entre deux événements sonores correspond à une notation précise qui en fixe la durée : la pause équivaut à une ronde, la demi-pause à une blanche, le soupir à une noire, le demi-soupir à une croche, le quart de soupir à une double-croche, etc.

 

Pourquoi la musique a besoin de silences

Ces silences qui émaillent les partitions peuvent signifier bien des choses : un repos, une respiration, un suspens plus ou moins angoissant, l’attente sereine d’un événement à venir, etc. En tout cas ils sont le plus souvent, pour le compositeur, un puissant moyen d’expression. En voici un exemple particulièrement éloquent, emprunté à la Sonate pour flûte seule (1747) de Carl Philipp Emanuel Bach : à la fin du premier mouvement, une première formule conclusive reste comme en suspens pour s’enchaîner au motif principal qui est suivi, après un long silence, d’une deuxième formule conclusive qui, cette fois, met un point final à cette page (écouter).

Généralement, c’est pour marquer l’arrivée d’un nouveau thème ou d’un nouvel événement musical qu’un silence intervient. Il a alors la valeur d’une respiration entre deux épisodes de la composition. Par exemple, au début de son Premier quatuor à cordes, Beethoven marque par un silence chaque étape de la progression de son premier thème (écouter). Il fait de même au début de la Cinquième. Mais les nombreux silences qui parsèment le premier mouvement de sa symphonie sont plus des halètements que des respirations (écouter).

Parfois, le silence se place entre deux événements sonores radicalement opposés. Il marque ainsi un contraste puissant. Dans ce cas, son rôle est paradoxal car il renforce la vigilance de l’écoute alors qu’il évoque habituellement l’absence de sons, le rien, voire la mort (ne parle-t-on pas d’un silence de mort ?). Les exemples de tels silences qui ont comme effet de réveiller l’attention de l’auditeur sont légion. On pense bien sûr à la Symphonie n° 94 dite " La Surprise" (1791) de Joseph Haydn qui conclut une mélodie calme et reposante par un silence suivi d’un formidable coup de tonnerre (écouter). On peut aussi penser au 2nd mouvement de la Symphonie n° 9 (1825) de Franz Schubert dite “La Grande“. Mais Schubert fait tout le contraire de Haydn : après un crescendo qui va jusqu’au triple forte, un long silence précède la reprise piano du thème principal (écouter)…effet ahurissant ! La fin de la Burlesque pour piano et orchestre (1890) de Richard Strauss semble s’achever par un pianissimo du piano (écouter) mais, après un silence qui appelle les applaudissements, le compositeur nous ménage encore une surprise. Un court dialogue entre les timbales et le piano conclut enfin cette bien nommée Burlesque qui se termine donc, pour de bon cette fois, par un dernier discret coup de timbale (écouter).

Ces derniers exemples marquent l’importance d’un silence bien placé entre deux événements sonores afin de renouveler l’intérêt de l’auditeur. Les comédiens utilisent abondamment cette qualité, qui fait qu’un court silence précédant un mot ou une phrase, non seulement suscite l’attention de l’auditoire mais aussi accentue, souligne et valorise ce qui va suivre (écouter).

Quand le silence devient musique

Le paragraphe précédent a mis en évidence le rôle essentiel joué par le silence dans la musique, ce que traduit bien la réflexion de Miles Davis : « La véritable musique est le silence et toutes les notes ne font qu’encadrer ce silence. ». Cette citation est évidemment provocatrice car elle semble dire que les notes jouées n’ont d’autre fonction que de faire valoir le silence. Or, par rapport au son, le silence est vide et pauvre : pas moyen de le moduler, aucune nuance, aucune hauteur, aucun vibrato… il est seulement une durée.

Il y a pourtant un fond de vérité dans la phrase de Miles Davis : en effet, pour qu’une phrase musicale ait du sens, le silence peut apparaître comme l’élément central, du fait de la puissance des connotations qui lui sont attachées. Car le silence est plein et riche de ce qu’on y met. D’autre part, ce n’est qu’au sein d’une séquence musicale qu’on peut juger de sa valeur : de même qu’une note isolée ne peut être considérée comme de la musique, de même un silence seul ne vaut rien. C’est seulement dans un ensemble organisé de sons, que chaque silence acquiert sa force expressive et devient lui aussi musique. 

Quand il devient musique, le silence est comparable à une note muette, une non-note capable d’intensifier l’expressivité des notes. Objectivement, il s’inscrit dans le continuum sonore comme une absence mais, subjectivement, il s’impose comme une présence irréductible ; autrement dit, la musique transforme le silence présence. Vertige de la pensée métaphorique : dans son ouvrage Le plein et le vide, le philosophe Jean Starobinski, définit le silence dans la musique comme « un vide qui est un plein ».

Le silence de l’inachevé

Je voudrais, pour conclure évoquer les œuvres que la mort du compositeur a laissé inachevées. La légende veut que ce soit le cas de l’Art de la fugue (1750) de Johann Sebastian Bach. Mais on sait aujourd’hui que la partition était déjà en l’état deux ans avant la mort du compositeur qui s’est éteint en dictant un choral. La raison pour laquelle elle est restée inachevée demeure un mystère, mais peu importe : l’important est de constater que le silence qui suit la dernière fugue du recueil  est sans doute la plus belle fin possible. Et beaucoup considèrent le poids de ce silence comme une expérience insurpassable par sa charge émotive (écouter).

Un autre moment d’intense émotion a été offert au public par le chef Toscanini. Lors de la création posthume de Turandot, opéra inachevé de Giacomo Puccini. Toscanini, juste après l’air de Liú, déposa sa baguette, se tourna vers le public et dit : « C’est ici que Giacomo Puccini a interrompu son travail. La mort, cette fois, fut plus forte que l’art. » (écouter).

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